Journal du 2 au 10 août 1916 - Marmitage et mort de camarades
Publié le 10 Août 2016
AOUT 1916
Mercredi 2 août 1916
La journée d’hier a été terrible. Merci, ô mon Dieu de m’avoir protégé. Dans votre bonté, vous m’accordez quelques jours de vie encore : faites qu’ils soient employés à vous mieux servir.
Donc, hier matin, dès la pointe du jour, violent marmitage1 de nos positions ; feux de barrage terribles. Les crêtes sont balayées par les obus ; la Ferme Dicourt disparaît dans la fumée.
Nous sommes blottis dans notre boyau ; nous ne recevons d’ailleurs aucun obus ; mais, en avant et en arrière de nous, cela ne cesse pas.
A dix heures, une fusillade éclate sur notre gauche, c’est-à-dire dans le secteur de la 6e Compagnie qui fait face au nord sur Damloup. Les mitrailleuses crépitent. Nous sommes déséquipés et couchés au fond du boyau ; je fais passer autour de moi de s’équiper et me lève moi même pour le faire. Le tir de barrage redouble de violence en arrière de nous et sur nous, principalement sur la crête de la Ferme Dicourt.
Soudain arrive sur moi, venant de la 6e Compagnie, un poilu hagard, sans capote ni équipement, grenades en main, qui fuit en criant : « Les Boches sont dans la tranchée ! »… c’est un moment de vraie panique… On me fait passer un ordre réitéré, venant soit disant de l’adjudant2, de nous replier sur la ligne de soutien. J’hésite, car je sais où nous mène ce recul : à une mort certaine sous le tir de barrage et le feu des mitrailleuses, puisque les Boches occupent maintenant la crête au nord et le versant sud de cette crête, dominant ainsi le Ravin de Beaupré. L’ordre de repli est cependant si formel que je passe à exécution. Etant à la gauche de la section, je m’élance le premier sous les obus ayant comme objectif la Ferme Dicourt, à cent cinquante mètres : une vague amorce de boyau peut nous permettre de l’atteindre à plat ventre.
Minutes d’horreur : nous partons sept ; l’adjudant s’est aperçu du mouvement et a pu l’arrêter. Devant moi, deux de mes hommes, Foussat et Bossard, les autres suivent… par endroits, le boyau n’a pas trente centimètres et se retrouve pris d’enfilade3 par les mitrailleuses qui crachent sur nous ; 105 et 130 fusants se débouchent sur nos têtes ? Çà et là, le boyau, comblé par les marmites, n’existe plus et il faut faire un bond en terrain libre. Bossard est touché devant moi et se met à râler. Il est impossible de s’arrêter : je passe sur lui en faisant en sorte de ne pas le toucher et continue ma route. J’arrive bientôt à la 2e Compagnie. Je n’en puis plus ! Une soif ardente me dévore. Je m’abrite pour souffler dans une niche creusée à flanc de tranchée… Les fusées éclatent juste au-dessus de nous et prennent la tranchée d’enfilade…
A ce moment, notre contre-attaque se dessine. Les Boches ont franchi la crête et leur première vague, arrêtée par les mitrailleuses de la Ferme Dicourt, a été brisée ; ils se sont logés dans les trous d’obus ; sur les pentes. Ils nous ont pris une section de la 6e Compagnie, deux mitrailleuses et une demi-section de ma Compagnie (4e section).
Le 2e Bataillon sous les ordres du Capitaine Michoux, fait une contre-attaque immédiate. Nos grenadiers sont magnifiques ; la situation est bientôt rétablie. Les Boches, établis à flanc de coteau, sont pris à revers et de flanc, ils essaient de se sauver. De la 2e Compagnie, nos fusils les saluent et en blessent plusieurs. Les autres se terrent ; ils ne se rendront que le soir, au nombre d’une vingtaine, dont un aspirant4.
Je passe l’après-midi à la 2e Compagnie. C’est un marmitage ininterrompu. Nous sommes entassées une quinzaine, dont deux blessés, dans une petite cagnat. Les Boches ont repérés les mitrailleuses placées tout auprès et nous arrosent de fusants5 bien ajustés. Enfin, après un dernier tir de barrage pendant lequel nos 75 criblent à qui mieux mieux nos lignes et mettent le feu aux munitions de la Ferme Dicourt, à vingt et une heures, je songe à rejoindre ma section au Ravin de Beaupré.
Horreur ! Le long du boyau, je rencontre d’abord le pauvre Bossard, couché sur le dos dans un trou d’obus où il est venu mourir. Je presse le pas : quatre-vingt mètres plus loin, un autre est couché à plat ventre dans le boyau… il est sans vie : je ne puis le reconnaître et crois que l’un des poilus de mon escouade… Dans quel état suis-je ? Je l’appelle sans obtenir de réponse… Alors, je me mets à courir pour fuir cette vision d’horreur. Vingt mètres plus loin, à côté de mon trou individuel, couché aussi au fond du boyau, un de mes hommes a le crâne ouvert.
Mon Dieu, quelle journée ! Je retrouve mes affaires tout pêle-mêle. Je n’en puis plus de fatigue et d’émotion ; j’avale, pour me remettre, un bon demi-quart de rhum. La soif me dévore et je n’ai point d’eau.
Je me rends auprès de l’adjudant qui m’apprend la mort d’un autre Camarade, un ancien au front, Paturel, de la classe 1912, tué d’un éclat d’obus à la nuque en voulant tirer sur les Boches.
J’ai un souci ; sans doute je suis parti le premier dans le mouvement de retraite, sur l’ordre que mes poilus m’ont transmis, après l’avoir inventé ; mais je veux faire établir nettement ce point pour dégager ma responsabilité quand à la mort de mes trois camarades. L’adjudant, je le vois, a compris la situation ; les poilus de mon escouade, qui se sont tirés avec peine eux aussi de l’équipée, témoignent d’ailleurs en ma faveur.
Revenant à ma place, je cherche ma capote et mon équipement : le matin je n’ai pu emporter que le ceinturon, une cartouchière, le sachet à gaz et le fusil. A peine suis-je arrivé que, coup sur coup, deux 75 éclatent devant et à côté de moi, sans me toucher ; le premier blesse une sentinelle placée en avant dans un entonnoir de 210. Encore une fois, le Bon Dieu me protège.
On fait la corvée des morts ; on les réunit à la lisière du Bois Rectangulaire, en attendant que les brancardiers viennent prendre leurs papiers. Ils sentent déjà ! Je n’ai pas le courage, et je le regrette, d’assister à cette triste corvée ; les émotions de cette journée ont brisés mes forces.
Aujourd’hui, la journée a été extraordinairement paisible.