Journal du 1er au 23 janvier 1916 - Pluie aux tranchées

Publié le 23 Janvier 2016

 

JANVIER 1916

Samedi 1er janvier 1916

Journée pluvieuse et triste, malgré la gaieté extérieure et l’amélioration de l’ordinaire. A la demi-section1, nous avons fait un petit dîner, grâce à l’aimable cordialité du père Stemmelin, notre hôte.

Le soir, spectacle accoutumé des jours de fête : des hommes ivres, des querelles. Hier, j’ai communié et remercié le Bon Dieu de sa protection. Je suis allé dîner à Dannemarie2 avec Emmanuel. Antoine était en permission.

 

Mardi 11 janvier 1916

Relève. Nous prenons les tranchées devant le Bois du Stockele. La Compagnie tient un front immense. Chaque demi-section occupe un petit fortin3 et se trouve séparée de ses voisines par un espace de deux cents mètres au moins qui reste sans surveillance. Par bonheur, un épais réseau de fils de fer protège la tranchée.

Nous sommes appuyés d’une part à la voie ferrée Belfort Mulhouse, d’autre part à des carrières situées entre Altkirch et Carspach,

Etant sur la hauteur, nous jouissons d’une vue splendide sur les positions boches4: sur la gauche Altkirch ; devant nous, à quatre cents mètres Carspach puis, plus loin Hirtzbach et plus loin encore Enchingen. Partout dans ces villages, dont quelques maisons seules sont détruites, des cheminées d’usines qui fument. On ne voit pas de civils : ils évacuaient leurs villages, dit-on, au moment de notre arrivée en Alsace.

 

Mercredi 12 janvier 1916

Nous sommes descendus ce matin de la tranchée. Nos huit jours ont été calmes : peu de coups de fusil chez Boches ; quelques obus de 150 et 77. De notre tranchée, on pouvait aisément repérer l’emplacement de trois ou quatre de leurs batteries à la fumée des coups de départ. Je ne puis m’expliquer pourquoi nos artilleurs n’écrasent pas ces batteries au lieu d’agacer l’ennemi sur ses tranchées.

J’ai entendu une bonne réponse, bien caractéristique de l’état d’esprit routinier du Français. Vers notre cinquième jour, l’observateur d’artillerie5 découvre en gare d’Enschingen un long train non attelé. Et comme on lui demande pourquoi il ne le démolit pas : « ce n’est pas dans mon secteur », répond-il.

La veille de notre départ, l’ennemi a bombardé le poste de Bächle, établi dans une maison à côté du pont de la route de Ballesdorf - Carspach, sur la voie ferrée : un tué, deux blessés de la 1e Compagnie.

Si notre séjour aux tranchées a été paisible, la fatigue n’en a pas moins été grande : pour la demi-section, nous n’avions qu’une cagnat 6 où nous devions tenir seize, cinq seulement pouvant se coucher et dormir. Avec cela, la pluie, la boue, les poux…

 

Jeudi 13 janvier 1916

Temps détestable : pluie à verse. On nous emmène cependant travailler aux boyaux7. Départ à sept heures trente, soupe sur le terrain, retour le soir à seize heures. Quelle idée de fatiguer des hommes de cette façon ! Bien entendu, outre qu’il y a une trentaine de malades à la Compagnie, personne ne peut ni ne veut travailler.

Je ne sais pas ce que cela signifie : on commence de vastes boyaux comme en Champagne. Est-ce une attaque en perspective ? Il paraît que les civils ont été embauchés pour trois mois en vue de l’exécution de vastes travaux.

 

Vendredi 14 janvier 1916

Même idiotie : travail. Par bonheur, la Compagnie est de jour et nous n’avons pas travaillé. Mais les autres y sont allées. Aussi au matin y a-t-il près de quatre-vingt malades au Bataillon, presque tous C.M. naturellement.

 

Samedi 15 janvier 1916

Moral mauvais : « j’en ai marre, marre et marre » !

 

Mardi 18 janvier 1916

Nous avons fait hier un exercice en atmosphère chlorée, munis de sachets anti-gaz8 : le résultat a été concluant.

Emmanuel vient me voir presque tous les jours de Dannemarie ; nous passons un petit moment ensemble à parler de la maison.

Ici, dans les cafés, il y a des crucifix et autres images pieuses. Il est même choquant d’entendre dans ces salles de café les chansons et les propos qui se tiennent devant ces saintes images… Je serais curieux de connaître quelle place tient le café dans la vie de cette contrée, car il me semble difficile, étant donné l’esprit religieux de la population, que ces cafés soient témoins des scènes de beuveries grossières qui s’y voient actuellement.

Dimanche passé, ont eu lieu les funérailles d’un pauvre homme mort sans les secours d’un prêtre, en grande partie par la faute de son entourage. Ce fait avait causé un véritable scandale et le curé, ce matin, a vivement blâmé la négligence des parents. D’ailleurs, sans doute pour cette raison et par exception, le curé vient-il de faire la levée du corps sans suivre le cortège.

Le curé tient ici la première place et il mène ses paroissiens avec discipline. Le dimanche, à la messe, s’il y a des retardataires au prône9, surtout parmi les jeunes filles, il les apostrophe10 vigoureusement.

 

Mercredi 19 janvier 1916

Dîner avec Antoine, Emmanuel et le brave Lestra à Dannemarie.

 

Jeudi 20 janvier 1916

Relève ; nous montons aux tranchées. Ma section doit rester quatre jours au Bois du Stockele, quatre jours au pont du Bächle.

Temps pluvieux.

 

Vendredi 21 janvier 1916

Journée de sang : l’activité de l’artillerie ennemie s’accroît : deux obus de repérage, deux autres dont l’un sur le bureau : un tué (Chasson, sergent fourrier), un blessé (caporal Cordier).

Pauvre Chasson ! Que le Bon Dieu ait son âme et lui pardonne !

 

Samedi 22 janvier 1916

Magnifique journée. Grande activité de l’artillerie ennemie ; vers quinze heures, bombardement violent du Bois du Stockele… Je trouve que les artilleurs allemands accentuent fort leur activité depuis quelques temps.

 

Dimanche 23 janvier 1916

Le bombardement d’hier a duré une heure ; les 77, 105 et 210 arrivaient par rafales sur la première ligne et le bois. Notre cagnat, heureusement solide, était encadrée ainsi que les cuisines sur lesquelles deux arbres furent couchés par les obus, l’un écrasant le fourgon de la cuisine de la 1e Compagnie. Aux tranchées des Carrières supérieures, un obus de 150 crève le toit d’un abri, mais sans éclater : il y avait là quinze hommes : trois seulement sont blessés par des éclats de tôle… Les obus tombent comme la grêle, barrant le ravin, nous isolant des tranchées secteur Carrières, Observatoire, Calvaire et Bächle.

Ce matin, dès six heures, réveil en musique : les obus « rappliquent » pendant une demi-heure, principalement sur la première ligne. Accalmie : mais nous nous tenons prêts à nous porter à nos postes de combat : quatre cents mètres de terrain libre à traverser au cas où la fusillade éclaterait.

Onze heures : après la soupe, nos 75 tirent trois coups : immédiatement, réplique ennemie, reprise du bombardement durant un quart d’heure. Aux Carrières, le même abri qu’hier est percé d’un obus : un blessé par commotion.

Nos 75 ripostent une fois les boches redevenus silencieux ; nos 120 et 155 s’en donnent.

Le reste de la soirée est calme.

 

Journal du 1er au 23 janvier 1916 - Pluie aux tranchées

 

1Demi- section : forme de bataillon

2Dannemarie/Belfort/Mulhouse : communes françaises situées en Alsace

3Petit fortin : petit ouvrage de fortification

4Boche: terme péjoratif pour désigner un soldat allemand

5Artillerie : ensemble de matériel de guerre

6Cagna : abri

7Boyau : voie de communication entre deux lignes de tranchées

8Sachet anti-gaz : ancêtre du masque à gaz

9Prône : instruction qu'un prêtre fait à la messe paroissiale

10Apostropher : interpeller

Rédigé par Frédéric B.

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