Journal du 5 au 9 septembre 1915 - Ma longue lettre d'adieu à ma mère

Publié le 10 Septembre 2015

 

Les Carnets de Guerre de Frédéric B. - Du 5 au 9 septembre  1915 ("Ma longue lettre d'adieux à ma mère" par le Poilu Frédéric B.)

 
 

 

Dimanche 5 septembre 1915


 

Ma chère maman,


 

Je ne veux pas être pris au dépourvu : si je dois être tué au cours des combats prochains, je veux du moins que vous ayez de moi, en souvenir, ce carnet, le journal de mes actions pendant les longs mois de campagne où j’ai souffert loin de vous et de la Maison1

Déjà, à la fin mai, alors que de violents combats se livraient autour d’Arras et permettaient de croire à une tentative pour percer les lignes ennemies, j’ai fait parvenir à la tante 1 ***, qui vous le remettra, un carnet semblable à celui-là.

 

 
Un carnet d'officier rédigé durant la Première Guerre mondiale

Un carnet d'officier rédigé durant la Première Guerre mondiale

 

J’ai écris ce journal à votre intention, pour que, si je venais à être tué, vous puissiez suivre, jour par jour, les détails de ma vie. Il y a pas mal de choses qui ne se rapportent pas directement aux événements que j’ai vécus ; j’ai noté bien des impressions ressenties pour que vous ayez au moins cette consolation, en relisant ces notes, de vous dire que j’ai essayé de vivre et que je suis mort en bon chrétien et Français.

Ma chère maman, j’ai bien souffert ces derniers mois, physiquement et moralement. Oh ! Si vous saviez combien souvent je vous ai remercié, ainsi que papa, de m’avoir donné une formation chrétienne et d’avoir fait de moi un garçon sérieux. Ce sont ces principes chrétiens que vous m’avez inculqués, qui m’ont aidé à supporter ces longs mois d’épreuve.

Il ne faudra pas me pleurer, ma chère maman, si je suis tué au cours de la guerre. Tout d’abord, jamais je n’aurais été plus prêt : l’habitude du danger vous ouvre les yeux et vous rapproche de Dieu.

Et j’estime que si le Bon Dieu me retire jeune de cette terre, c’est une grande grâce qu’il me fera. J’aurai fait une mort utile et belle. Et ce n’est pas la longueur de la vie qu’il faut regarder dans un homme, mais ce qu’il a fait. Chacun doit rendre service à son pays. Papa nous en a donné l’exemple par sa conduite en 18702 et la nombreuse famille qu’il a créée et élevée. Ne rendrais-je pas service, moi aussi, à la France en mourant pour elle ?

Si je meurs, je serai en état de grâce, assisté par la Sainte Vierge, à qui je me suis consacré.

Si je meurs, je n’aurai plus à combattre pour défendre mes idées religieuses et garder mon cœur pur et intact. Comme je serai heureux, bienheureux avec papa, et nous vous attendrons tous.

J’ai accepté toutes les souffrances que j’aurais à endurer dans les combats auxquels je vais prendre part. Elles sont terribles : je demande au Bon Dieu et à la Sainte Vierge de m’aider à tout supporter ; je les leur offre en expiation3 de mes péchés.

Je vous demande pardon de toutes les fautes que j’ai commises envers vous ; je demande pardon à tous mes frères et sœurs pour le mal que j’ai pu leur faire. Je pardonne à ceux qui m’en ont fait.

Je remercie Antoine de l’assistance morale et fraternelle qu’il m’a prêtée pendant ces mois de campagne : il m’a relevé bien souvent le courage.

Je recommande à tous mes frères et sœurs de ne jamais oublier l’autorité de maman et de l’entourer d’un grand respect, car le Bon Dieu nous a donné une Sainte Mère.

A Georges, je recommande d’être bien sage et bien chrétien. Qu’il ne craigne pas, lorsqu’il sera un peu plus grand, de s’occuper de patronages4 et d’œuvres semblables, car c’est en luttant et en cherchant à propager ses idées qu’il arrivera à conserver sa foi et sa pureté intacte. Je lui recommande de ne jamais oublier son parrain. Qu’il travaille toujours bien et ne donne jamais d’ennuis à maman.

Que ceux de la Famille qui resteront soient toujours bien unis et gardent toute leur vie la mémoire de ceux qui les auront précédés vers Dieu. Se rappeler et prendre toujours comme ligne de conduite les dernières paroles de papa.

Encore une fois, ma chère maman, si je venais à être tué, ne me pleurez pas et, malgré votre douleur, songez que votre petit Frédéric, après avoir bien souffert loin de vous, est bien heureux auprès du Bon Dieu où il vous attend. Pour nous, chrétiens, la mort n’est pas la fin, mais le prélude5 d’une vie meilleure et éternelle. Songez-y et répétez-vous que je suis allé au feu sans appréhension, avec enthousiasme et joie, parce que j’étais prêt à paraître devant Dieu, quand il lui aura plu de m’ôter la vie.

Je vous embrasse bien, ma chère maman, et jusqu’à mon dernier souffle penserai à vous et à tout le bien que vous m’avez fait. Et si Dieu me rappelle à lui, du haut du Ciel, avec papa, je vous protégerai.

Il est un dernier sacrifice qu’il me faudra peut-être accepter et que je fais quoique la pensée m’en coûte. Je ne sais si je reposerai jamais dans le caveau familial. Si je suis tué ce sera peut-être la fosse commune. Faites le possible pour me rechercher et me retrouver. J’ai deux médailles d’identité ; de plus, comme signe distinctif particulier, j’ai un plombage aux deux incisives supérieures.

 

Médailles d'identité militaires françaises (Première Guerre mondiale)

Médailles d'identité militaires françaises (Première Guerre mondiale)

 

Mais si vous ne pouvez me ramener faites ce sacrifice pour le repos de mon âme.

Je demande qu’on prie beaucoup pour moi.

Je vous embrasse bien, ainsi que tous mes frères et sœurs.

 


 

Antoine est venu me voir hier ; je lui ai remis divers objets : portefeuille, montre (pour Georges), ma médaille d’enfant de Marie. Il m’a promis de m’apporter un de ces jours la Sainte Communion. Je n’ai pu ni communier, ni assister à la Messe depuis le 21 août : quel bonheur !


 

 

Lundi 6 septembre 1915

 

Notre vie continue monotone. A quatre heures trente, le matin, nous nous rendons sur le chantier où nous restons jusqu’à dix-sept heures. Notre artillerie manifeste une assez grande activité, secondée par les aéros.6 Chaque jour, de nouvelles batteries se révèlent. L’attaque sera formidable, je crois et ne tardera pas.


 

 

Mardi 7 septembre 1915


Sur les cinq heures du soir, nous avons assisté, depuis le bivouac, à un duel entre un avion français et un aviatik, qui s’est terminé, hélas ! Par la chute brusque de notre appareil en flammes dans les lignes ennemies. Nous en sommes restés atterrés. Vive la France, malgré tout ! Pour un héros qui disparaît, dix autres surgissent.

 

 

Combat aérien (Première Guerre mondiale)

Combat aérien (Première Guerre mondiale)

 

Mercredi 8 septembre 1915

 

C’est l’anniversaire de la bataille de la Marne7. Il y a un an, je venais de rentrer à la caserne. Je songe aussi à la bénédiction traditionnelle de la ville de Lyon depuis Fourvières, en cette belle fête de la Nativité. Quelque chose me dit que nous avons racheté nos fautes par nos souffrances, que la Sainte Vierge aura fléchi la colère de son Fils et que l’attaque décisive qui va se produire sous peu, sera une trouée victorieuse, la délivrance du pays.

Nous avons regagné les tranchées ce matin, pour relever notre troisième Bataillon. Notre Compagnie reprend son ancien emplacement, tout en élargissant son front à droite, le Bataillon ne mettant que trois Compagnies en ligne.

Cette fois, nous avons des abris en cas de bombardement, et, dans le secteur de ma section, les tranchées allemandes sont distantes de cinquante à cent mètres. La première ligne est néanmoins minée et évacuée ; seules quelques sentinelles y restent de jour et de nuit, assez isolées d’ailleurs.


 

 

Jeudi 9 septembre 1915

 

Hier, notre artillerie a montré une assez grande activité. Les Allemands répondaient et, pendant la nuit, de part et d’autre, à plusieurs reprises, il y eut de violents mais courts bombardements par bombes et obus de tous calibres. Ce n’est pas gai d’être sentinelle dans ces moments là !

Le tranchée court ici, également dans un dédale de boyaux, un chaos incroyable ! Quelques écriteaux de ci, de là, indiquent la direction ; mais ils manquent bien souvent et l’on est obligé de prendre des points de repère où l’on peut. A un certain point, ce sont les deux pieds d’un mort qui dépassent, qui permettent de se reconnaître et de rentrer à bon port, dans la cagnat, le boyau de gauche conduisant « en face ».

 


 

1 La maison natale de frédéric B. se situe à Lyon.

2 1870: Allusion à la guerre entre la France et l'Allemagne gagnée par les Allemands

3 "En Expiation" : Châtiment pour ses péchés.

4 "Patronage" : Encadrer des jeunes chrétiens.

5 "Le Prélude" : Ce qui devance, inaugure.

6 "Aéros" : Avions, en argot des tranchées.

7 Bataille de la Marne : Bataille ayant eu lieu du 5 au 12 Septembre 1914 entre l'armée Allemande, qui menaçait Paris, et l'Armee Francaise, qui réussit à repousser l'ennemi.   

 

Rédigé par Frédéric B.

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