Journal du 10 au 16 décembre 1914 - Avant les tranchées

Publié le 17 Décembre 2014

 

Les Carnets de Guerre de Frédéric B. - Du 10 au 16 décembre 1914

 
 

Jeudi 10 décembre 1914

Dix-huit heures, dans notre casbah : un bon feu pétille sous le manteau de la cheminée. Nous sommes assis sur l’épaisse litière1 ; à la lueur d’une bougie collée sur les genoux de Charry, on chante une chanson du faubourg2. Le chocolat cuit dans l’âtre3. Ruchoux, l’invité de ce soir, nous tient compagnie. Cette "piaule", dénudée et branlante il y a encore deux jours, est devenue un vrai petit nid, notre ermitage4. En vérité, si ce n’était au dehors le sourd, lointain grondement du canon, nous ne nous croirions jamais en guerre.

Je me suis entretenu aujourd’hui avec un pauvre paysan qui, les larmes aux yeux, m’a raconté tous ses malheurs durant les quatre derniers mois. Pauvres gens que ces paysans des régions envahies !

 

Les Carnets de Guerre de Frédéric B. - Du 8 au 16 novembre 1914

 
Paysan français aux labours (1914)

Paysan français aux labours (1914)

 
L’attaque d’hier : le bruit court que nous avons remporté une petite victoire, enlevé deux villages à la baïonnette5 et fait reculer l’ennemi de quatre kilomètres.


 

Vendredi 11 décembre 1914

On nous annonce, au rapport, un véritable festin pour le 1er de l’an ; par homme : cent grammes de jambon, une orange, deux pommes, cinquante grammes de noix, un demi-litre de vin ; plus une bouteille de champagne pour quatre hommes.

… En ligne, les boches bombardent par instants, avec violence, la Sucrerie…

Nous venons de ranger nos papiers en prévision d’un malheur. Jeune, Leroux, Descroix, Castel et moi, nous nous sommes donnés l’adresse de nos familles pour les avertir en cas de malheur. Et, maintenant, advienne que pourra ! A la grâce de Dieu.

Samedi 12 décembre 1914

De garde au poste route de Fontaine-les-Cappy.

 

Dimanche 13 décembre 1914

Confession et Communion ce matin. Ce dimanche encore, j’ai le bonheur de servir la messe célébrée par l’abbé Paradis, la dernière avant le départ pour la tranchée. J’ai pu m’entretenir un instant avec l’abbé Paradis ; ses paroles m’ont frappés : un soldat chrétien doit avoir une âme d’apôtre, ici surtout ; il faut qu’il aide l’aumônier6 dans sa tâche : ramener à Dieu les âmes de nombreux camarades, excellents au fond, mais qui ne pratiquent pas.

Ce soir, nous fêtons gaiement notre départ pour la tranchée. L’aspect de notre "piaule", garnie d’invités, offre de l’attrait. Mais, comme toute médaille a son revers, la réjouissance sera sur le point de mal tourner.

 

Repas entre poilus (1914)

Repas entre poilus (1914)

 

Sont présents dès l’abord à notre petite réunion : le sergent Sefanaggi, notre chef de Section et le fonctionnaire sergent Mioux, de la fanfare du 99e, un phénomène, le clou de la fête ; puis les habitués du chocolat de chaque soir : caporal Chareyron, Jeune, Leroux, Descroix, Charry, Castel, moi, Ruchon, Fouillat, de Saint-Jean et un de ses amis (Darsy).

Le menu est alléchant : neuf litres de vin rouge, salade d’oranges au kirsch (exquise), biscuits, confiture, etc. Café, un carafon de liqueur de vanille.

Vingt heures : une première tournée de vin et de biscuits ouvre la séance. Leroux donne son répertoire, Mioux fait de même. Sur le pourtour de la chambre, étendus sur les litières, nous dégustons la salade d’oranges. Bientôt tous sont en gaieté. L’appétit vient avec la soif : casse-croûte général.

Mais c’est alors que tout failli se gâter. Entre deux quarts de vin et deux chansons, d’un commun accord, l’on décide de faire une blague aux cuisiniers et à la "clique" du sergent Fabry qui, de son côté, est en fête. Me voici parti avec le sergent Mioux et Leroux, n’en pouvant plus de rire… en route pour la cuisine… on entre. Je bute contre deux bouteillons… chahut épouvantable… Mioux ouvre la fenêtre, je veux pousser le volet : il tombe avec fracas. La porte s’ouvre… il faut se presser ; nous saisissons la "barbacque"7 et fuyons par la fenêtre.

A peine sommes nous depuis deux minutes dans la chambrée que, furieux, accourt le caporal Poursier… nous avons renversé le "jus" ! D’ailleurs nous détenons un bouteillon qui se trouvait là-bas pour notre café et c’est la preuve que nous avons pénétré dans la cuisine… Stupeur… vite dissipée. Chacun de s’employer à détromper Poursier. Leroux va à la cuisine, y trouve Paturel, se prend de querelle avec lui. Mioux veut s’en mêler. On les sépare et chacun rentre chez soi.

Un instant après, dans l’embrasure de la porte apparaît le caporal Boissy. On le prie d’entrer : "Je veux réfléchir",dit-il d’une voix pâteuse en s’appuyant contre la cloison…

Le calme est revenu. Mais Poursier entonne les "Montagnards" et tous reprennent en chœur… Une tournée de vanille, un quart de jus, et chacun va dans sa cour cuver son vin. Quand à la viande, seule question embarrassante, Jeune se charge de tout expliquer à Poursier.


 

Lundi 14 décembre 1914

De garde route de Cappy… j’ai demandé à être de service pour ne pas rester au cantonnement après les histoires d’hier. Malaise intense au réveil, pour m’être couché à une heure du matin.

J’assiste au départ de mes camarades des 7e et 8e Compagnies pour les tranchées, défilé plutôt triste : quand se reverra-t-on ?

Demain, nous-mêmes, de la troisième, nous partons pour Proyart rejoindre notre Compagnie, au repos pour trois jours. La guerre commence pour nous… j’ai travaillé toute la nuit, entre mes heures de garde, à monter mon sac. Demain, départ à six heures trente.

La "campagne" de Chuignes8 est finie. Adieu, petit village où nous avons vécu un mois de tranquillité. Adieu, cantonnement béni et toi, petite cagnat9 où j’ai connu, avec mes camarades, des jours heureux.

Je pars avec courage, confiant en Dieu et me remettant en ses mains.


 

Mardi 15 décembre 1914 (Proyart)

Départ de Chuignes à sept heures du matin. Temps pluvieux et triste. Patrel, Goyard, Ruchon restent à la musique. Nous retrouvons notre Compagnie devant l’église. La pluie nous prend route de Proyart. Magnifique effet de lumière sur la gauche.

A Proyart, les vieux nous quittent et nous attendons notre affectation aux escouades.

J’ai la surprise de rencontrer Gilbert Rolland, médecin auxiliaire du Bataillon ; il me présente au lieutenant Rajon, Commandant de la Compagnie, et me fait affecter avec Jeune, Leroux, Descroix, dans la section de Stefanaggi. Mon chef d’escouade10 est le caporal Boissy ; je compte à la première, Leroux à la deuxième, Jeune et Descroix à la troisième.

Nous sommes consignés au Cantonnement pendant la journée, mais libre le soir de six à huit heures.

Hier, le sergent Stefanaggi nous a offert le champagne. Attablés dans une auberge de Proyart, nous avons trinqué, tandis que, coude à coude, penchés sur les tables chargées de bouteilles en ordre serré, les soldats vidaient leur verre jusqu’à l’ivresse. C’était un vrai tumulte11, une tabagie répugnante.

 

La gnôle et les soldats en 1914

La gnôle et les soldats en 1914

 

Mercredi 16 décembre 1914

 

 

Numérisation de l'une des pages du Journal dactylographié de Frédéric B. (version source du présent site)

Numérisation de l'une des pages du Journal dactylographié de Frédéric B. (version source du présent site)

 

Mes territoriaux12 sont de vrais papas pour moi : je suis leur « petit » ; ils me soignent et me gavent tant qu’ils peuvent.

Antoine que j’avais averti hier, est venu ce soir. Il y avait quinze jours que je ne l’avais vu, depuis l’attaque des 27-29 novembre sur Fay… Nous avions beaucoup à nous dire. Je lui ai fait, je puis dire, mes recommandations pour le cas où je viendrais à être tué ou à disparaître… Advienne que pourra ! J’ai bon courage et j’ai confiance en Dieu.

Le soir, en compagnie de Leroux et Descroix, j’ai assisté au Chapelet dans l’église du village. L’église de Proyart ne manque pas de beauté dans sa simplicité sévère. Avec le temps, la pierre s’est colorée d’une belle teinte grise.

 

Eglise de Proyart en 1914

Eglise de Proyart en 1914

 

Avec ses deux flèches surmontées chacune d’un coq, le clocher émerge fièrement des maisons qui se pressent à ses pieds ; on dirait la tour d’un vieux château fort. Un obus a crevé le haut du clocher et des tuiles en sont tombées laissant voir la charpente et les lattes.

Le porche s’ouvre sur une petite rue qui achève de donner à tout l’édifice un véritable cachet artistique.

L’intérieur est simple : quelques statues de mauvais goût ; mais il y a une statue de la Vierge assez ancienne, semble-t-il : je l’aime beaucoup, placée comme elle est dans une demi obscurité. Ici, l’on peut prier, se reposer l’esprit et l’âme, « se pouiller l’âme 13» dirait Huysmans14.

 

Huysmans

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1Lit de paille

2Chanson populaire

3Partie de la cheminée où l'on fait le feu

4Lieu d'isolement, de ressourcement

5Sorte de petite épée qui s'adapte au bout du fusil

6Ministre d'un culte (prêtre) attaché un corps d'armée

7Expression populaire pour signifier la viande

8Ville du département de la Somme

9Abri ou maisonnette

10Petit groupe de soldat commandé par un gradé

11Grand mouvement accompagné de bruit et de desordre

12Soldat qui monte la garde

13Purifier un âme

14Ecrivain et critique d'art francais (1848-1907)

Rédigé par Frédéric B.

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