Journal du 17 au 28 novembre 1914 - La découverte du Front

Publié le 28 Novembre 2014

 

Les Carnets de Guerre de Frédéric B. - Du 17 au 28 novembre 1914

 
 
 

Mardi 17 novembre 1914

 

Partis lundi matin, à trois heures quinze matin, de Vienne, nous sommes arrivés à treize heures trente mardi en gare de Villers-Bretonneux[1], l’avant-dernière station en notre possession sur la route de Laon… On entend le canon… Dans quelques instants, le train va nous débarquer. 

Carte retraçant le trajet de Frédéric B. vers le Front

Carte retraçant le trajet de Frédéric B. vers le Front

Quelques détails rétrospectifs sur le voyage. Passage à Lyon à cinq heures, lundi… Vive émotion… Mâcon, sept heures, Chalons, Dijon, Ceinture de Paris, Creil à dix heures mardi matin. Vue des ruines d’un des quartiers incendiés par les Boches.

De Creil à Longueau[2] et au delà, contraste entre l’état de guerre, la présence des parcs de ravitaillement et la vue du paysan qui sème, laboure.

A Villers-Bretonneux, un franc vingt-cinq le litre de vin.

Quinze heures : Arrivée à Guillaucourt, point extrême où le chemin de fer peut atteindre. Débarquement après trente-six heures de voyage. Le canon tonne… Dix-huit kilomètres de marche pénible et nous arrivons au cantonnement, le village de Chuignes, à sept heures du soir.

A mi-chemin entre Guillaucourt et Chuignes, j’ai eu le plaisir de rencontrer et d’embrasser mon frère Antoine que je n’avais pas vu depuis le 2 août. Longuement, nous avons causé. Mais, j’ai du le quitter. J’espère le revoir bientôt. Il doit m’apporter la Sainte Communion. Quel réconfort pour moi !

 

Mercredi 18 novembre 1914

Nuit glaciale passée sur la paille dans une écurie au toit percé par les obus. Revue du Colonel. Préparation de la popote[3]. J’ai visité le champ de la bataille qui s’est livrée sur la Commune.

A onze heures trente apparaissent trois Taubes[4]… Gare les pruneaux[5] tout à l’heure. 

Avion allemand Taube aux Invalides (exposition des biens pris à l'ennemi)

Avion allemand Taube aux Invalides (exposition des biens pris à l'ennemi)

Pendant l’après-midi, canonnade assez nourrie de notre part. Plusieurs avions passent amis et ennemis, salués par l’artillerie.

J’ai vu Antoine ce soir ; il m’a annoncé la visite de l’abbé Paradis.

Je suis affecté à la 3e Compagnie 3e Section de jeunes[6].

 

Jeudi 19 novembre 1914

J’ai vu l’abbé Paradis hier. Sa visite m’a fait beaucoup plaisir. Appris la mort de Pierre Chaix, tué dans les Vosges.

Il a neigé hier. Il fait froid. Nous nous sommes installés dans une maison de paysans. Je suis aide cuisinier avec Descroix ; Jeune et Leroux sont chefs. Sergents et caporaux mangent avec nous.

Un avion ennemi a été descendu, mais est tombé dans ses lignes.

 

Vendredi 20 novembre 1914

Nous sommes soumis a un entraînement spécial. Ce matin, marche. A midi, l’artillerie allemande bombarde sans succès un aéroplane[7] français.

 

Lundi 23 novembre 1914

Avant-hier, j’ai visite des tranchées abandonnées et qui ont servi de sépultures… c’était horrible… Peu profondes… une mince couche de terre recouvrait seule les cadavres et l’on voyait même un pied nu sortir de terre, ainsi qu’un autre chaussé encore. Cet aspect de la guerre, ces vastes charniers quelle horreur ! Les hommes meurent en si grand nombre qu’on les enterre comme des chiens, bien souvent. Heureux quand une Croix est là pour rappeler qu’ici reposent des chrétiens.

Je suis allé hier au Cimetière de la Commune. Une dizaine de tombes militaires y ont été creusées. Le sol, ailleurs inculte, a été ratissé, proprement arrangé ; l’on a répandu du sable fin. Sur chaque tombe, une croix portant une inscription.

Sur une croix plantée par les Allemands au-dessus d’une fosse où dorment ensemble huit Allemands, un français j’ai lu : "Hier rühen in Frieden 8 Deutscher, ein französicher brave Krieger"[8]… Ces hommes, hier encore ennemis, reposent maintenant côte à côte, victimes d’un même devoir…

Cette visite à l’humble cimetière, la contemplation de ces tombes glorieuses ont reposé mon esprit obsédé par l’horreur du charnier [9]entrevu hier.

Notre vie continue tout doucement : deux heures d’exercice le matin. Le soir, repos.

Combien de temps cela durera-t-il ?

 

Vendredi 26 novembre 1914

Calme complet. Séance comique au Cantonnement.

Aujourd’hui, discussion entre le sergent Fabry et le sergent Stefanaggi… Un bon moment de rire.

On parle d’aller aux tranchées dans deux ou trois jours.

 

Samedi 27 novembre 1914

Cinq heures du matin : un sergent vient nous réveiller : Attaque ce matin ! Se tenir prêts a toute éventualité. Nous sommes en troisième ou quatrième ligne[10]… En un instant, tout le monde est debout. On roule les couvertures et on forme les faisceaux dans la cour sous le hangar. On reste équipé.

Au dehors le calme règne encore. En bas, dans le village, on entend le roulement des batteries [11]et des voiture de ravitaillement, le trot des cavaliers. Sur la crête, à l’opposé du village, orientés vers Fay[12], les bataillons montent précédés d’éclaireurs. Cela produit un effet extraordinaire que la vue des masses d’hommes marchant au combat en ordre si parfait : il semble avoir sous les yeux quelque vieille gravure d’une bataille d’autrefois.

A sept heures trente, soudain, une salve d’artillerie retentit… de toutes parts, c’est alors un tonnerre : 75[13] et artillerie lourde crachent pendant que les Bataillons disparaissent derrière la crête. Peu à peu la canonnade s’apaise : le 75 ralentit son tir, sans doute pour se rapprocher de l’infanterie, car celle-ci donne maintenant. On entend une vive fusillade…

Installation d'une Batterie de canons de 75 français

Installation d'une Batterie de canons de 75 français

… Les gros canons crachent toujours, mais avec moins de hâte. Le 75 s’est rapproché de l’ennemi. Pendant toute la journée l’artillerie lourde a joué sa partie ; mais le combat d’infanterie était trop éloigné pour que nous en percevions l’écho.

Quelques blessés sont revenus : par eux, l’on sait que partout l’ennemi a été délogé de ses tranchés par nos gros obus.

 

Dimanche 28 novembre 1914

Ce matin, messe militaire. Beaucoup de camarades y assistaient. Visite du petit cimetière.

Hier soir et toute la nuit, le village a présenté une animation extraordinaire : roulement de voitures, mouvements de troupes, bruits de moteurs. Quelques feux de bivouacs[14] aussi… Le ciel, un instant à l’orage s’est rempli d’étoiles.

Au jour, calme complet : ni canonnade, ni fusillade.

Neuf heures : ce matin, quelques coups de canon isolés. L’artillerie allemande semble répondre. Le temps se met à la pluie…

Vingt et une heures trente : nous étions occupés à préparer la soupe, lorsque soudain : "Boum ! Boum !" Nous sautons dehors… c’est magnifique ! Du côté du Château !… Les Allemands nous attaquent sans doute sur les positions conquises hier.

Il est à croire qu’ils trouvent chaude réception. La fusillade atteint bien vite une grande intensité, pendant que 75 et gros calibres mêlent leurs grondements à celui des obus allemands. Dans le ciel qu’illumine la lune, courent les éclairs des salves d’artillerie… Par moment des fusées éclairantes…

Au bout d’une demi-heure, le calme se fait… calme complet qui contraste avec l’âpreté soudaine de la lutte.

 

 


[1]Ville située à l'est de Amiens

[2]Ville située entre Amiens et Villiers-Bretonneux (Picardie)

[3]Terme familier pour signifier le repas.

[4]Avion allemand de 1914, assez rudimentaire, fragile et peu adapté aux combats aériens.

[5]Terme familier usité par les Poilus pour désigner les balles.

[6]Frédéric B. est affecté à la 99ème DI, 28ème DI, 3ème Compagnie, 3ème section jeune.

[7]Un avion.

[8]« Ici reposent en paix 8 Allemands et un brave guerrier Francais »

[9]Désigne une tombe fraiche dans laquelle reposent plusieurs corps, souvent directement dans la terre, sans caveau ni construction d'aucune sorte.

[10]Cela signifie que Frédéric B. se trouve dans les tranchées de soutien de la première ligne (la tranchée faisant face aux positions allemandes).

[11]Ensemble de pièces d'artilleries (canons, etc.)

[12]Village qui jouxte, au sud-est, Chuignes (là où se trouve Frédéric B.)

[13]  Le canon de 75 mm modèle 1897 est une pièce d'artillerie de campagne de l'armée française

[14]Synonyme de « campement » ici : lieu où se reposent temporairement les troupes.

Rédigé par Frédéric B.

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