Journal du 22 avril 1916 - Bataille terrible : je suis blessé !

Publié le 23 Avril 2016

 

SUITE ET FIN DU 22 AVRIL 1916 - BATAILLE DE VERDUN - JE SUIS BLESSE !

Nous avons donc encore plusieurs heures devant nous : hélas ! Combien vite elles devaient s’écouler ! Dans la cagnat ce sont de nouvelles discussions sur nos chances de réussite, chances à peu près nulles… et nous nous rendons bien compte des souffrances qui nous sont réservées.

Le moral est donc mauvais chez tous ; il est visible que les Officiers, bien que tenus à ne rien dire, partagent notre opinion : nous allons à un massacre. Et cependant, il faut marcher ! L’ordre en est donné… dans ces moments là, on comprend ce qu’il y a de terrible, de grand dans ce mot : « l’autorité ». Une conception, un mot d’un homme et, sur ce mot, des milliers de ses semblables, mus par cet autre mot, la « discipline », s’élancent à l’assaut, à la mort souvent… Ceux qui détiennent un pareil pouvoir, doivent s’en montrer véritablement dignes par leur travail, leur sang-froid, pour ne pas avilir leur Commandement ; et aussi faudrait-il que chacun entoure « l’autorité » du respect qui lui est dû et lui accorde confiance : capacité d’un côté, confiance de l’autre.

Les hommes, déjà las et déprimés, sont maintenant nerveux, surexcités. Les sections, depuis deux jours disloquées par suite de leur répartition dans de petites cagnats, ne sont pas dans la main de leurs chefs. Jamais je n’ai éprouvé autant de peine pour réunir une corvée à l’heure du ravitaillement. Blottis et prostrés dans leurs cagnats, les hommes n’en veulent pas sortir ; ils refusent de marcher ; il faut les tirer par les pieds, les menacer pour arriver à mettre en route la corvée désignée. La nuit est horriblement noire ; on n’y voit pas à dix mètres devant soi… et quelle boue ! Plus que jamais je plains ces pauvres camarades… Je songe, non sans inquiétude, au drame sanglant qui se jouera bientôt et, regardant mes compagnons de cagnat, je cherche à lire dans leurs yeux leurs impressions… Combien d’entre nous resteront-ils là-bas ?

On ne doit pas emporter le sac : chacun y puise ses vivres de réserve, y prend le nécessaire… Le sac, le seul bien du poilu : on s’y attache, il est sacré, respecté : à vrai dire, au front, je n’ai jamais vu d’objet volé par un homme dans le sac du voisin. Et chacun, en rangeant ces menus objets qui valent une fortune, repasse sans doute dans sa mémoire les heures vécues jusqu’ici : la douce vie de famille jadis, les jours d’août 1914, les souffrances endurées, les dangers traversés… et ces pensées aboutissent à ces mots : demain, jour de Pâques, nous attaquons au point du jour ! Joyeuses Pâques d’autrefois ! Il y a deux ans, quelques mois avant la guerre, j’étais en excursion à la Dent du Chat, avec de joyeux camarades et l’abbé Paradis, aujourd’hui disparu avec plusieurs des « caravanistes ». Demain, ce sera la lutte contre la boue, contre la faim, les tirs de barrage, les balles, les blessures, peut-être la mort… Ah ! Qu’il fait bon en ces moments de croire et de prier !

 

Soldats bretons en prière (1914-1918)

Soldats bretons en prière (1914-1918)

 

La corvée de ravitaillement revient : la moitié des hommes se sont perdus dans la nuit obscure et la boue. Vers vingt et une heures, s’est déclenché de notre côté un violent feu de barrage avec accompagnement de fusillade ; les Boches, eux aussi, ont marmité nos arrières lignes. Tout cela a augmenté la confusion et c’est à peine si la corvée nous rapporte du pain et un peu de rhum. J’ai eu la précaution, en l’absence de vin, de remplir mon bidon à une source jailli dans un trou de marmite : eau boueuse et trouble qui serait répugnante à tout autre instant… Puis les sacs sont réunis, au lieu désigné, contre un buisson ; un homme, choisi parmi les plus âgés de la Compagnie en reçoit la garde.

Voici minuit. La Compagnie se rassemble : certainement, elle ne compte pas plus de cent vingt fusils. La 4e Compagnie se forme de son côté. Les 1er et 2e de réserve, demeurent sur leur emplacement. Notre artillerie tonne avec violence ; au-dessus de nos têtes, sifflent et grincent au passage les 155 et les 120. La nuit est obscure ; nous avons de la peine à nous diriger dans ce terrain bouleversé. En colonne par un et le Lieutenant en tête, la Compagnie s’ébranle à minuit et quart ; je sors mon chapelet et j’en récite une dizaine, m’efforçant de rester calme.

Dessin contextualisant Verdun et le plateau de Douaumont

Dessin contextualisant Verdun et le plateau de Douaumont

 

Pour arriver aux tranchées, nous devons grimper tout d’abord sur la crête ; puis, après avoir traversé un plateau de quatre cents mètres de largeur environ, descendre dans le Ravin de la Dame pour remonter ensuite sur la crête où se trouve les tranchées. Le Plateau, une ramification du Plateau de Douaumont, est, autant qu’il me semble, parcouru par quelques boyaux ; l’un d’eux descend en droite ligne dans le Ravin de la Dame pour gagner de là les tranchées. Nous savons, par les camarades qui ont pris part à la corvée d’outils, quelles difficultés l’on a pour aller jusqu’aux lignes, en raison de la boue et du bombardement ; mais qui aurait pu se douter d’une pareille horreur ? Et maintenant que le Bon Dieu m’en a tiré, je l’en remercie bien souvent et pense avec effroi à l’enfer d’où je sors.

 

Le Ravin des Dames … surnommé aussi le « Ravin de la mort »

Le Ravin des Dames … surnommé aussi le « Ravin de la mort »

 

Jusqu’au Plateau, peu de difficulté ; la boue est supportable ; aucun obus ne vient nous trouver, mais nous entendons d’incessants éclatement de 77 et de 88 sur le Plateau et dans le Ravin de la Dame. Notre arrivée sur le Plateau marque le commencement de nos misères : la boue, ici, est redoutable et, quoique nous soyons peu chargés (nous n’avons que cent deux cartouches, point de grenades ni de fils de fer), la marche est très pénible. Plus d’un s’effondre dans la boue gluante et c’est mon sort ; parfois, l’on tombe sur des cadavres décomposés déjà et enfouis dans la boue.

Peu à peu nous approchons de la zone des obus, du tir de barrage, tir lent et régulier. La Compagnie suit le boyau que la boue rend absolument impraticable. Aux premiers obus, il se produit du flottement dans la colonne ; la voix de nos chefs, fatigués hélas ! Comme les hommes, ne se fait pas entendre ; les sections se mélangent : c’est le désordre. Pour comble, dans l’obscurité, notre colonne va se heurter à une autre ; il y a également là des corvées pour le ravitaillement des Bataillons en ligne ; il nous faut faire demi-tour, ce qui accroît encore la confusion. Les obus pleuvent ; chacun s’abrite, comme il le peut, dans le rudiment de boyau tout éboulé, bouleversé par les projectiles ; une fois couché, il est impossible de se dégager de la boue ; les fusils sont dans un état indescriptible. Enfin, l’on trouve la bonne direction, celle du boyau qui descend dans le ravin. Là encore, le désordre augmente ; le boyau est encombré ; les obus, semble-t-il, battent principalement le boyau. Que faire dans cette obscurité, cette boue ? Et les fusées éclairantes que les Boches lancent sans arrêt, nous aveuglent encore.

Il se produit un nouvel arrêt. Je suis arrivé, au milieu de ce désordre, à un état de nervosité extrême ; je ne tiens plus en place : quoi de plus terrible que de piétiner dans cette boue sous la pluie des obus ? Le boyau est là, je m’y jette… je tombe dans la musique du Régiment qui, elle aussi, monte avec le Médecin-chef. Je me blottis donc dans le boyau ici profond de cinquante centimètres à peine et plein de boue. A peine viens-je de descendre qu’un 88 éclate en plein boyau à un mètre derrière moi… des cris… étourdi, je bredouille je ne sais quoi, mes oreilles bourdonnent et je suffoque dans l’air empesté de fumée. L’explosion de cet obus produit une panique indescriptible ; derrière moi un musicien a la jambe brisée ; il y a plusieurs autres blessés qui crient. Presque au même instant, un deuxième obus éclate à la même place, faisant de nouvelles victimes. J’ai les reins raidis, on me hisse au dessus du boyau et, abruti, ne tenant pas sur mes jambes, je m’en vais en remontant le boyau. J’ai peine à marcher, la boue m’empêche d’avancer, et n’auraient été deux hommes de ma section que je rencontre et qui sont heureux de m’accompagner, je ne sais combien de temps j’aurais mis à gagner le poste de secours des Batteries de Thiaumont, me soutenant, me tirant, enlisés eux-mêmes dans la boue, ils me conduisent jusqu’au poste où ils me quittent.

 

Soldat blessé aidé par ses camarades pour rejoindre l'ambulance pendant la bataille des Éparges (Rue des Archives)

Soldat blessé aidé par ses camarades pour rejoindre l'ambulance pendant la bataille des Éparges (Rue des Archives)

 

C’est le poste de secours du troisième Bataillon du 22e venu de Verdun pour prendre notre place en réserve. Incapable de rester debout, je m’appuie sur une pile de caisses ; d’ailleurs, je dois le dire, je suis trop heureux, d’être à l’abri et d’avoir la perspective d’être évacué, pour réagir. On établit ma fiche d’évacuation, je vois arriver quelques blessés dont l’autre caporal de ma demi-section ; on nous conduit au poste de la Brigade, au Fort de Froideterre. Il fait jour déjà ; l’artillerie crache ; bientôt nous distinguons le bruit de la fusillade. La pluie aussi, fine et serrée, commence à tomber. La route qui mène des Batteries de Thiaumont au Fort de Froideterre est complètement bouleversée par les marmites ; une boue liquide comble les entonnoirs ; encore étourdi, alourdi par ma capote gluante de fange, par mon équipement, je n’arrive à Froideterre qu’exténué, après avoir pris plusieurs bains complets.

Mais, au moins, pensais-je, je suis à l’abri de la pluie, des balles, des obus ; pendant ce temps, mes camarades attaquent ; plusieurs sont tombés déjà ; les autres endurent le martyre dans les trous d’obus pleins de boue et sous une grêle de ferraille… l’attaque elle-même a-t-elle réussi ?

 

Vue stéréoscopique d’un poste de secours près de Verdun, en 1916 (crédits : BM de Lisieux)

Vue stéréoscopique d’un poste de secours près de Verdun, en 1916 (crédits : BM de Lisieux)

 

Au Fort de Froideterre, je trouve l’un des aumôniers divisionnaires qui veut bien se charger d’avertir téléphoniquement Antoine de mon heureuse chance. Après avoir bu une bonne tasse de thé, je quitte Froideterre et gagne Verdun en traversant le Ravin de Bras.

Là encore, le terrain est tout ravagé. Le Fort de Froideterre est dans un état lamentable : les parapets de terre sont renversés, les casemates de béton éventrées, les réseaux de fils de fer brisés, hachés. La pente du Ravin de Bras est criblée d’obus. Dans un entonnoir, je vois avec horreur des jambes qui dépassent. Sur l’autre pente, c’est la même désolation ; me voici à la crête en face de Froideterre : ce sont des trous de 380, des chevaux crevés ou qui remuent encore : une douzaine en soixante mètres. Derrière moi, les crêtes du Plateau de Douaumont s’estompent dans la brume : quel sinistre drame s’y joue ! Pays maudit que je souhaite ne pas revoir !

 

Journal du 22 avril 1916 - Bataille terrible : je suis blessé !

 

A Verdun, au Poste de Secours Divisionnaire établi dans l’hôpital du Faubourg Pavé, je prends place dans une auto en partance qui nous conduit successivement, à l’ambulance 216, à Baleycourt, puis à celle du Corps d’Armée, située deux kilomètres plus loin à la Queue de Mala. On nous donne à manger et, ô joie ! On nous remet une nouvelle fiche portant ces mots : « Train Sanitaire » et la nature de la blessure de chaque évacué. J’irai donc plus loin !

De fait, nous ne restons là que le temps de prendre un peu de bouillon : nous voici en route pour Bar-le-Duc, en camion automobile : quarante kilomètres de secousses et de trépidations… Nous traversons Issoncourt, que j’ai quitté cinq jours auparavant, puis Chaumont-sur-Aire, les Marats que le Régiment avait traversé durant les premiers jours de mars… Nouveau triage à Bar-le-Duc ; souper, coucher à l’infirmerie de la gare : je dors comme un loir : et pourtant mes habits encore tout mouillés me glacent les jambes. Quand au matin, je me réveille dans un baraquement gaiement éclairé par le soleil, je suis raide comme un barreau de chaise, mais j’ai un excellent moral.

 

Train sanitaire de la Meuse (vers 1917)

Train sanitaire de la Meuse (vers 1917)

 

L’attente n’est pas longue. A huit heures, nous sommes en train : et nous voici bientôt à Saint-Dizier, après avoir passé par Revigny. Nouveau triage : je redoute de rester à Saint-Dizier qui est un centre important d’éclopés… Après un repas, nous repartons ; il est dix heures du soir, quand, la tête un peu lourde mais avec un moral parfait, je débarque à Chaumont. Nouveau triage : il faut répartir les blessés entre les hôpitaux. A minuit je suis enfin au lit.

Certes, j’ai mal aux reins ; mais quel soulagement ! Lorsque je me vois dans les draps blancs, je ne puis me tenir d’aise et je saute de plaisir dans le « plumard ».

 

Un soldat dans un hôpital à Cannes - Carte postale noir et blanc (Fonds Cartes postales de toute provenance - 2Fi994)

Un soldat dans un hôpital à Cannes - Carte postale noir et blanc (Fonds Cartes postales de toute provenance - 2Fi994)

Rédigé par Frédéric B.

Publié dans #Journal

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