Journal du 5 au 15 janvier 1915 - Premier "sang" versé

Publié le 16 Janvier 2015

 

Les Carnets de Guerre de Frédéric B. - Du 5 au 15 janvier 1915 (Premier "sang" vers pour la Patrie par le Poilu Frédéric B.)

 
 

Mardi 5 janvier 1915

 

Je couche dans une belle cagnat1 avec Stefanaggi et le caporal Boissy.

C’est une chambre de trois mètres de long sur deux mètres cinquante de large et deux mètres de haut. 

u 26 décembre 1914 au 4 janvier 1915 (Trêve et Fraternisations de Noël 1914)

 
Poilus dans leur cagnat

Poilus dans leur cagnat

 

Le toit est formé de gros troncs d’arbres recouverts de terre. A droite, en entrant, un banc taillé dans la terre ; au-dessus, une étagère. Le long de la paroi, des pitons de bois font l’office de portemanteau. Les sacs sont alignés sur le banc. J’installe un bat-flanc2 pour maintenir la paille ; sur la gauche, près de l’entrée, se trouve le foyer, avec une cheminée construite au moyen d’une vielle gouttière.

Nous sommes tranquilles, c’est le principal.

 

 

Mercredi 6 janvier 1915

 

Leroux est venu remplacer dans la cagnat le caporal Boissy qui couchera avec l’escouade.

Je reçois un paquet de chocolat suisse de Thonon. Excellent !

A la tombée de la nuit, Leroux part comme volontaire pour la pose de fil de fer. Je l’avoue, j’ai eu la frousse de l’accompagner.

Vingt et une heure : Alerte de cinq minutes : feu de salve3 ennemi.

 

 

Vendredi 8 janvier 1915

 

Cette nuit, nous avons changé de tranchée, quitté notre luxueuse cagnat du Bois Touffu pour aller échouer au Bois Commun, après un voyage de deux heures, sac au dos, dans la boue infecte des boyaux, rendue plus liquide encore par une formidable averse tombée dans la nuit.

 

 

Dans la boue en 1914

Dans la boue en 1914

 

Nous sommes établis dans le secteur Ravin de Dompierre, route de Fay.

J’ai visité la Sucrerie détruite par les obus allemands. Les murs sont éventrés et les tôles des réservoirs grincent lamentablement au souffle de la bise.

 

 

Samedi 9 janvier 1915

 

Le courrier m’a apporté de la maison un paquet contenant un étui de superbes londrès4, une jolie petite pipe et du tabac, plus un kilo de chocolat.

La nuit a été pénible dans ce secteur et, chose curieuse, malgré l’obscurité, les balles viennent en nombre frapper la butte. J’imagine que, dans les tranchées allemandes, il y a des chevalets de pointage5 permettant de tirer à coup sûr une fois le point repéré.

 

 

Chavalets de tir allemands

Chavalets de tir allemands

 

A seize heures, nous avons une minute d’émotion. Un 776, fusant heureusement, éclate sur notre boyau, à dix mètres de nous, face à l’entrée de la cagnat. Nous avons plus de peur que de mal. Tout le monde se « planque » dans la cagnat, le dos en l’air, le nez dans la paille. Simple alerte.

 

 

Dimanche 10 janvier 1915

 

Journée superbe. Avions allemands et français. Vers treize heures, un appareil ennemi survole nos lignes avec un bel aplomb, vire et revire en lançant des fusées blanches. Trois obus de 210 tombent dans la direction de Chuignes. Le 77 et le 75 crachent à tour de rôle.

Reçu encore un paquet de la maison et deux lettres.

Nous sommes sur le qui-vive. Le bruit court, dans la tranchée, d’une attaque allemande. L’avenir le dira.

 

 

Lundi 11 janvier 1915

 

« Ils ne sont pas venus »… toujours la même chose ! Cela ne m’a pas empêché de dormir en paix.

Aujourd’hui, quoique à la tranchée, nous faisons un vrai petit festin. Bailly, un territorial de la 2e escouade, a reçu d’une de ses tantes, pour ses camarades une caisse de friandises. Leroux et moi avons été invités. Chacun a son morceau de saucisson de Lyon, une petite bouteille de liqueur, une mandarine, une pomme, deux cigares, un paquet de tabac de cinquante centimes, un cahier de papier à cigarettes et une vingtaine de papillotes. Quelle bombe !… Le tout tandis que 77 et 75 faisaient leurs échanges de politesse.

 

 

Mardi 12 janvier 1915

 

Une journée dont je me souviendrai : j’ai versé une première goutte de mon sang pour la Patrie…

Je mangeais, tranquillement assis auprès du brasero quand, soudain, une balle, frappant le sommet de la butte, m’envoie sur le crâne un silex tranchant. Je reste comme assommé, me mets à crier et me crois mort… Mais je ne perds pas connaissance et vois bien vite que ce n’est qu’un éclat de pierre. Les rires succèdent bientôt aux pleurs ! Quatre ou cinq jours de repos en perspective ! N’empêche que je suis en fureur contre ce sacré Fritz pour la frousse qu’il m’a causé. On me met mon pansement individuel, on me conduit chez le Lieutenant et le caporal Boissy m’accompagne au poste de secours de Fontaine où le sympathique Rolland me fait le pansement définitif : « Plaie contuse linéaire au cuir chevelu produite par un éclat de pierre (balle) ».

 

 

Hôpital complémentaire pour les prisonniers allemands : le pansement (1915)

Hôpital complémentaire pour les prisonniers allemands : le pansement (1915)

 

Quant à la balle malfaisante, un camarade l’a ramassée ; je la conserve en souvenir.

Toute l’après-midi, les Allemands ont arrosé nos tranchées de leurs 77 et 105, nous infligeant des pertes minimes : deux ou trois blessés, un seul gravement atteint. Notre 75 répondait d’ailleurs.

J’ai passé une partie de l’après-midi chez Rolland à parler de Lyon, des morts, des disparus. J’ai là un ami sur qui je puis compter.

 

 

Mercredi 13 janvier 1915

Rolland m’a accordé ce matin deux jours d’exemption ; mon Bataillon étant sur le point de revenir des tranchées, je n’y remonterai pas.

J’ai eu une nuit agitée ; j’ai rêvé de bataille et, à chaque instant, étais saisi par le froid.

 

 

Jeudi 14 janvier 1915

 

A Fontaine, je vis dans la paix. Ce matin, j’ai servi la messe de l’abbé Teste, un infirmier du 2e Bataillon que m’avait présenté hier l’abbé Paradis, de passage à Fontaine après une visite aux tranchées. J’ai communié. J’ai servi également la messe du Père Charavay que j’ai trouvé à Fontaine.

Chaque après-midi, je rends visite à Rolland. On cause, on fume. « Ils » sont, ma foi, bien installés : un beau salon, avec une grande cheminée où flambe une énorme bûche. Partout des bouteilles de liqueur et de vin, restes des bonnes ripailles7 que ces messieurs se paient.

Ce qui frappe, au premier aspect, à Fontaine, c’est l’état de destruction dans lequel se trouve ce village et, aussi, l’absence de civils. Je n’ai pu y voir que deux femmes et trois enfants. Quelques chats courent encore, vieux routiers échappés à la chasse qui leur est faite.

 

 

Fontaine-les-Cappy en ruines (carte postale)

Fontaine-les-Cappy en ruines (carte postale)

 

Vendredi 15 janvier 1915

 

Mon Bataillon descend au repos. Je retrouve mes amis avec plaisir. Mon sac est à la voiture. Ma Compagnie reste à Chuignes.

Jeune, Leroux et moi nous allons revoir notre ancien cantonnement et cette brave mère Cassel qui nous accueille fort bien.

 

 

 

1     Abri

2     Plancher surélevé et incliné, servant de lit au soldats d'un poste de garde

3     Plusieurs coups de canon successifs

4     Cigares

5     Support d'armes

6    Canon (modèle allemand)

7     Se livrer a des excès de tables 

Rédigé par Frédéric B.

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