Journal du 15 au 24 mai 1916 - Sortie de l'hôpital, et retour à Lyon

Publié le 25 Mai 2016

Lundi 15 mai 1916 (suite et fin)

 

J’ai lu, dans un quotidien, cet extrait d’une lettre datée du 15 avril, écrite par le Lieutenant de Réserve allemand Hordes[1], du 81e Régiment d’Infanterie allemand, et saisie sur lui lors de sa capture devant Verdun :

 

Une du "Petit Journal" datée du 15 mai 1916 (crédits : BNF)

Une du "Petit Journal" datée du 15 mai 1916 (crédits : BNF)

 

« Mon beau temps d’officier de liaison avec le 56e Régiment est passé depuis plusieurs jours. Nos pertes en officiers sont assez considérables, de sorte qu’il a fallu que je prenne le commandement de la 8e Compagnie. Nous sommes actuellement en toute première ligne. Je suis ratatiné dans un petit trou de boue qui doit me protéger contre les éclats d’obus ennemis qui arrivent sans arrêt. J’ai déjà vu bien des choses à la guerre, mais je n’avais pas encore connu une situation aussi indescriptiblement effroyable. Je ne veux pas vous en faire une description détaillée, car je vous inquiéterai inutilement. Nous sommes jour et nuit sous un tir d’artillerie effroyable ; les Français font une résistance monstrueusement opiniâtre. Le 11 avril, nous avons fait une attaque pour prendre les tranchées françaises ; nous avions commencé par faire une préparation d’artillerie considérable, pendant douze heures ; puis l’attaque d’infanterie s’est déclenchée : les mitrailleuses françaises étaient absolument intactes, de sorte que la première vague d’assaut a été immédiatement fauchée par le tir des mitrailleuses dès qu’elle a eu quitté la tranchée. En outre, les Français ont déclenché à leur tour un tel tir de barrage d’artillerie qu’il a été impossible de penser davantage à une attaque. Nous sommes maintenant dans la tranchée de première ligne, à environ cent vingt mètres des Français. Le temps est lamentable, froid ; il pleut continuellement. Je voudrais que vous voyiez en quel état je suis : bottes, pantalon, manteau trempés, couverts d’une couche de boue d’un pound[2].

Tous les chemins sont pris sans arrêt sous le feu des canons de l’artillerie française, si bien que nous ne pouvons pas même enterrer nos morts. C’est lamentable de voir ces pauvres diables gisants morts dans leur trou de boue. Tous les jours, nous avons des tués et des blessés. Ce n’est qu’en risquant des existences qu’on peut faire mettre les blessés en sûreté. Il faut aller chercher les repas à trois kilomètres en arrière, aux cuisines roulantes, et, là aussi, il y a danger de mort. Nous avons tous les jours des tués et des blessés parmi ceux qui vont chercher le repas, si bien que les gens aiment mieux souffrir de la faim que d’aller chercher à manger. Dans la Compagnie, presque tout le monde est malade. Etre à la pluie toute la journée, complètement trempés, dormir dans la boue, être nuit et jour sous un bombardement effroyable… et cela pendant huit jours et huit nuits consécutifs !

Au point de vue santé, je vais encore assez bien. J’ai les pieds complètement trempés et froids, et un froid kolossal aux genoux. J’espère que j’aurai le bonheur de sortir vivant d’ici.

P.S. : on ne reçoit aucune lettre. »

 

J’ai tenu à conserver cette lettre parce que le ton en est sincère : elle n’est pas une invention de journaliste. Ce que le Lieutenant Hordes raconte, je l’ai ressenti, je l’ai souffert. En quelques mots, il a su rendre toute l’horreur de la situation du pauvre fantassin, qu’il soit boche ou français, en même temps qu’il rend hommage à notre ténacité. Chaque fois que je relis cette lettre, je pense aux camarades restés là-haut.

A plusieurs reprises, j’ai eu de leurs nouvelles et le récit de leurs épreuves me fait apprécier et comprendre mon bonheur. Dès le 27 avril, j’ai appris par le caporal-fourrier[3] de ma Compagnie[4], blessé le 23, dans l’après-midi et soigné ici, l’échec de notre attaque. Par suite de je ne sais quelle circonstance, le Bataillon n’a pu faire qu’un simple bond en avant et organisa des trous d’obus. Notre artillerie nous avait fait du mal ; le Lieutenant commandant la Compagnie a été blessé, plusieurs camarades de la section tués. Bref sur cent vingt hommes environ qui étaient montés le samedi soir, il en restait une soixantaine le 23, dans la soirée. Pendant la journée, le feu de l’artillerie ennemie avait été terrible.

 

Photographie d'Emile Berne (crédits : D.R. Jean Arnould), caporal-fourrier ayant été soigné au même hôpital que Frédéric B. et qu'il évoque dans cet extrait

Photographie d'Emile Berne (crédits : D.R. Jean Arnould), caporal-fourrier ayant été soigné au même hôpital que Frédéric B. et qu'il évoque dans cet extrait

 

Le 2 mai, nouveaux détails : une corvée de ravitaillement envoyée le 23 au soir par la 1e section de la Compagnie, a été anéantie à son retour par un obus, sur les pentes du Ravin des Dames. Le 22e d’infanterie avait pris les tranchées le 28 au soir, le 1er Bataillon du 99e restant en réserve aux Batteries de Thiaumont ; les 2e et troisième Bataillons du 99e étaient à Verdun ; pendant la relève, les Boches avaient essayé de sortir, sans succès (Communiqué de 27 avril, trois heures du soir).

A Verdun, le 29, un obus était tombé sur le logement du Colonel ; celui-ci avait été blessé, trois Lieutenants tués ; le médecin chef blessé grièvement.

La vie à Verdun était intenable sous le bombardement. Un cantonnement du 22e, l’hôpital Sainte Catherine avait reçu des 380, qui, après avoir percé les murailles et plafonds, étaient venus éclater dans les caves.

Avant-hier, nouveaux détails : le 99e est remonté aux tranchées pour l’attaque boche du 4 ou 5 avril, faite après un violent bombardement. Le 416e a dû venir renforcer le 30e en plein jour, sous quel feu de barrage ! Certaines Compagnies sont réduites à trente hommes, mais le bruit court d’une relève prochaine.

Aujourd’hui, un blessé du 30e, arrivé ce matin, me dit que la Division ne sera pas relevée avant dix jours : Mon Dieu, que va-t-il rester des pauvres camarades ? Merci de m’avoir retiré de cet enfer ! 

 

Mercredi 24 mai 1916

Dimanche soir, j’étais à Lyon, comme je le prévoyais. Partis samedi soir de Chaumont, à huit heures, nous avons été arrêtés et « coffrés » dans un vaste enclos à Is-sur-Tille, de huit heures du matin jusqu’à onze heures. Enfin à onze heures quinze notre train démarre et marche d’une bonne allure.

 

 

… Quelle hâte j’avais d’entrer à la maison ! J’ai trouvé tous ceux que j’aime en bonne santé. Avec quelles effusions j’ai embrassé maman et toutes les petites et la bonne maman. Joseph était là ; mais il est reparti le soir même. Nous avons fait, ce soir-là, la prière en famille avec plus de ferveur que de coutume, afin de remercier la Sainte Vierge de sa protection. Il a fallu que je raconte mes aventures ; la façon dont j’ai été sauvegardé est faite pour nous donner confiance.

Lundi, arrivée de Jean, pour une permission de six jours : je ne l’avais pas vu depuis octobre 1914. Visite au cimetière. Revu Pierre Glas, après vingt et un mois : que de bons souvenirs, de récits terribles, d’aspirations enthousiastes nous avons échangés ! Mardi, arrivée d’Antoine, lui aussi en permission.

Mercredi, sainte Messe, visite à la Guille. Revu le brave C. Cottet et H. Mathez, maréchal des logis au 11e Bataillon du 6e d’artillerie, perdu de vue depuis cinq ou six ans.

 

[1] Prisonnier de guerre allemand, dont la correspondance était parfois saisie et reproduite.

[2] Unité de poids anglo-saxonne.

[3] Le fourrier, ou sergent fourrier, est le sous-officier chargé de l'intendance. Ce terme vient de fourrage.

[4] Il s’agit certainement d’Emile Berne. Emile BERNE, caporal fournier du 99ème RI, était artiste-peintre à Vienne dans l'Isère. Né en 1885, il est mort en 1923 des suites des gaz contractés en Champagne en 1918.

Extrait du JMO du 99ème RI de Frédéric B., indiquant les mêmes événements que ceux expliqués ci-dessus par notre poilu (crédits : Mémoire des Hommes)

Extrait du JMO du 99ème RI de Frédéric B., indiquant les mêmes événements que ceux expliqués ci-dessus par notre poilu (crédits : Mémoire des Hommes)

 

Mercredi 17 mai 1916

 

Je suis sortant ce matin. Dimanche je serai sans doute à la maison. Quel bonheur de revoir encore une fois les lieux où j’ai vécu, maman, mes sœurs… j’ai besoin, après ce mois d’oisiveté, de repos, de tiédeur, succédant à dix-huit mois de fatigue, d’une vie active que je m’efforçais de diriger vers Dieu par l’acceptation de la souffrance, j’ai besoin d’aller à Marie, dans son sanctuaire de Fourvières, la remercier, lui demander à nouveau sa grâce, chaque jour plus puissante, pour que j’affronte avec courage les dangers de ma nouvelle campagne.

Je veux aller revoir ce cher patronage de la Guille qui me manque tant et dans lequel j’ai appris à aimer la Sainte Vierge, au contact de ses « gones », de ses directeurs et plus spécialement du saint Emmanuel Mouterde. Mon Dieu, faites que ma permission soit vraiment un repos un réconfort pour les souffrances à venir. Plus que jamais, il faut que j’ai confiance en Dieu, que je me laisse conduire dans sa main.

Le courrier d’aujourd’hui m’apporte une lettre d’Antoine : « Plus tu sauras ce qui s’est passé ces jours-ci et plus tu sentiras ton cœur plein de reconnaissance pour le Bon Dieu. ».

Hier, cette confiance m’a manqué. Je sentais venir le jour fatal de ma sortie et j’ai cherché à la retarder en demandant un emploi quelconque d’aide infirmier. Je n’ai pas réussi. Je vois là, maintenant la main de Dieu. Je retournerai au front, je reprendrai cette vie de souffrances et, uni à Dieu, par Marie, je m’appliquerai à souffrir chrétiennement pour le Pays.

 

Mercredi 24 mai 1916

Dimanche soir, j’étais à Lyon, comme je le prévoyais. Partis samedi soir de Chaumont, à huit heures, nous avons été arrêtés et « coffrés » dans un vaste enclos à Is-sur-Tille, de huit heures du matin jusqu’à onze heures. Enfin à onze heures quinze notre train démarre et marche d’une bonne allure.

 

Is-sur-Tille : Gare régulatrice. Photographie illustrant la passerelle conçue pour déplacer les blessés (Coll. Archives Départementales De la Côte‐d'Or)

Is-sur-Tille : Gare régulatrice. Photographie illustrant la passerelle conçue pour déplacer les blessés (Coll. Archives Départementales De la Côte‐d'Or)

 

… Quelle hâte j’avais d’entrer à la maison ! J’ai trouvé tous ceux que j’aime en bonne santé. Avec quelles effusions j’ai embrassé maman et toutes les petites et la bonne maman. Joseph était là ; mais il est reparti le soir même. Nous avons fait, ce soir-là, la prière en famille avec plus de ferveur que de coutume, afin de remercier la Sainte Vierge de sa protection. Il a fallu que je raconte mes aventures ; la façon dont j’ai été sauvegardé est faite pour nous donner confiance.

Lundi, arrivée de Jean, pour une permission de six jours : je ne l’avais pas vu depuis octobre 1914. Visite au cimetière. Revu Pierre Glas, après vingt et un mois : que de bons souvenirs, de récits terribles, d’aspirations enthousiastes nous avons échangés ! Mardi, arrivée d’Antoine, lui aussi en permission.

Mercredi, sainte Messe, visite à la Guille. Revu le brave C. Cottet et H. Mathez, maréchal des logis au 11e Bataillon du 6e d’artillerie, perdu de vue depuis cinq ou six ans.

 

[1] Prisonnier de guerre allemand, dont la correspondance était parfois saisie et reproduite.

[2] Unité de poids anglo-saxonne.

[3] Le fourrier, ou sergent fourrier, est le sous-officier chargé de l'intendance. Ce terme vient de fourrage.

[4] Il s’agit certainement d’Emile Berne. Emile BERNE, caporal fournier du 99ème RI, était artiste-peintre à Vienne dans l'Isère. Né en 1885, il est mort en 1923 des suites des gaz contractés en Champagne en 1918.

Rédigé par Frédéric B.

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