Journal du 21 au 22 avril 1916 - Le vendredi saint et Pâques

Publié le 22 Avril 2016

 

Vendredi 21 avril 1916 (Vendredi Saint)

 

Dans ma cagnat, nous tenons sept, assis sur nos sacs et placés face à face. Une toile de tente ferme l’entrée. Le Lieutenant commandant la Section est avec nous. Nous sommes brisés, éreintés par la marche que nous venons de faire. Aussi, blottis les uns contre les autres, ne sommes-nous pas longs à nous endormir. Pendant ce temps, nos artilleurs ne cessent de tirer ; une batterie surtout, placée immédiatement derrière nous, se montre très active ; à peine avons-nous terminé notre installation, des rafales d’obus s’abattent sur Fleury et la route que nous avons quittée.

Quatre heures du matin… Je me réveille glacé : il fait jour et le feu de notre artillerie est d’une intensité plus marquée ; l’artillerie ennemie se tait… J’ai besoin de remuer, je me glisse hors de la cagnat pour prendre l’air et m’orienter.

Nous nous trouvons à mille cinq cents mètres du village de Fleury que nous avons à notre droite. Nos cagnats sont creusées à flanc de coteau, à cinquante mètres au-dessus de la route de Fleury. Au-dessous de nos cagnats, le terrain s’abaisse rapidement ; la pente conduit au Ravin de Bras que remonte la route de Bras à Fleury. Fleury-sous-Douaumont est bâti au sommet du ravin ; ses premières maisons affleurent juste le Plateau de Douaumont. Au-dessus de nos cagnats, de l’autre côté de la route et sur le bord du plateau, des casemates[1] de batteries, ouvrages fixes reliant l’ouvrage de Froideterre et le Fort de Souville, le premier à notre gauche, mais invisible, le deuxième sur notre droite.

Lorsque assis dans notre cagnat, nous mettons le nez à la porte, nos regards plongent dans le Ravin de Bras ; la pente à droite et le fond en sont boisés ; de partout, entassés sous ces couverts, les batteries tirent sans arrêt.

Avec le jour, malgré que le ciel soit couvert et que la pluie tombe, le duel d’artillerie commence. Nos pièces se mettent à faire un feu enragé : et les Boches de répondre. Au-dessus de nous, à une centaine de mètres, sur le plateau, on entend éclater les 105, les 210, leurs éclats venant avec force jusqu’à nous. Quelques 210 tombent même fort près de nous. Les batteries situées immédiatement au-dessous de nous sont particulièrement visées par l’ennemi (il y a là un groupe de 75 et une batterie de 120 C) ; par bonheur, ce matin, les Allemands tirent toujours trop à gauche.

Et la pluie tombe : dehors, c’est une boue infecte. Que faire dans la cagnat où nous sommes serrés ? A tous, l’appétit manque ; le sommeil est pénible dans notre position… Vendredi Saint ! Quelle leçon à tirer de ces jours de souffrances, à la pensée de la Voie Douloureuse suivie par Jésus. Jamais, je n’ai mieux compris l’Agonie de Jésus, avec ses angoisses et sa sueur de sang, que cette nuit du Mardi au Mercredi Saint ! … Et quelle analogie entre notre montée aux tranchées le Jeudi Saint, dans la nuit, et la marche de Jésus vers le Calvaire. Nous allions rejoindre notre poste de souffrance au milieu de l’hostilité des hommes et des éléments, comme autrefois Jésus gravissait le Golgotha pour y consommer volontairement sa mission rédemptrice. Quelques-uns parmi nous, eux aussi, laisseront ici leur vie et puisse Dieu les soutenir en leur montrant la Grandeur de leur Sacrifice !

D’heure en heure, par la pensée et la lecture du Divin Evangile, je suis les « heures » de Notre Seigneur ; … fait curieux : chez mes camarades, même indifférents, cette pensée est présente à l’esprit et, à trois heures de l’après-midi, l’un d’eux évoque le sacrifice et la mort de Jésus pour l’humanité !

 

Prêtre italien donnant la communion à des soldats britanniques, 1917

Prêtre italien donnant la communion à des soldats britanniques, 1917

 

Le mauvais temps dure toute la journée. Le soir, seulement, le ciel s’éclaircit un peu ; dès lors la lutte d’artillerie augmente avec violence. Nos batteries tirent avec rage, en réponse aux feux ennemis. Les Allemands arrosent le terrain de toutes parts ; le Fort de Souville disparaît sous la fumée et, en face de nous, sur la croupe qui domine le Ravin de Bras, l’ennemi tend un barrage. Il faut voir le terrain en plein jour pour avoir une idée des ravages causés par ce marmitage sur le sol. Le terrain est percé comme une écumoire : l’on dirait, sous un certain éclairage, un paysage lunaire.

Avec la nuit, ce duel prend fin ; seule, notre artillerie ne cesse pas de tirer.

On vient demander à la Compagnie une corvée de soixante hommes pour monter des outils et du fil de fer en première ligne. Le nuit est noire, éclairée seulement par l’éclair du canon. La corvée part à vingt heures ; à deux heures trente elle est de retour : pauvres gens ! Dix hommes seulement sont parvenus, et dans quel état ! A la première ligne. Les autres sont rentrés, arrêtés par la boue, la pluie, un tir de barrage continuel en arrière des tranchées avancées ; il y a même eu quelques blessés.

Le ravitaillement est fixé à vingt-trois heures ; la corvée désignée doit se rendre, en suivant la route, à huit cents mètres de nous vers une casemate dont on aperçoit les quatre cheminées. Les hommes partent - et c’est une affaire de les tirer de leurs trous pour les faire marcher… après trois heures d’absence, ils reviennent les mains vides, exténués, n’ayant point trouvé de ravitaillement, mais non sans avoir pris maints bains complets dans la boue et les trous d’obus invisibles dans une nuit noire comme de l’encre.

Ils sont à peine rentrés que l’ordre est donné d’envoyer de nouveau au ravitaillement pour deux heures trente. Voici une deuxième corvée en route : un peu plus heureuse, elle rapporte un seau de vin pour la demi-section et le pain. Le reste a été laissé en route. Encore sommes-nous favorisés, car le Bataillon de première ligne, qui avait envoyé sa corvée à vingt-trois heures, malgré le bombardement, n’a rien touché, puisqu’à cette heure-là rien n’était encore arrivé et la corvée devant s’en retourner avant le jour.

 

 

Samedi 22 avril 1916 (Samedi Saint - Pâques)

 

La journée du Samedi Saint s’annonce pluvieuse, comme les précédentes ; bientôt, en effet, une pluie froide se met à tomber, comme si la boue n’était pas assez épaisse. Malgré le temps, au point du jour, le duel d’artillerie reprend… Comme la veille, les 210 tombent tout autour de notre cagnat. Que faire ? A coup sûr, vingt centimètres de terre ne résisteront pas à de pareils obus. Aussi prenons nous le parti le meilleur : stoïques, nous regardons par la porte de la cagnat tomber les obus : arrive que pourra ! Et assis sur nos sacs, nous comptons heures et minutes.

Sur ces entrefaites, le sergent Fourrier de la Compagnie apporte au Lieutenant un billet ainsi conçu : « En face de la tranchée d’Ypres, les Boches ont fait camarades et ne demandent qu’à se rendre. Un grand nombre se trouvent sur le flanc du ravin, derrière la tranchée, mais ils n’osent venir. Le Bois Bouchot est sérieusement marmité. La tranchée Picquart est l’objectif assigné au Régiment. ».

Telle est la première confirmation officielle des bruits d’attaque qui courent depuis plusieurs jours avec une persistance de plus en plus assurée. L’attaque nous dit le Fourrier[2], est décidée pour le lendemain, jour de Pâques, au petit jour.

L’on a beau être un vieux poilu, ce mot « d’Attaque » vous fait courir un frisson à fleur de peau. Et de quelle attaque il s’agit ! Une artillerie formidable, point de tranchées, de ravitaillement, une boue qui paralyse tout mouvement !

Le premier moment de stupeur - ou plutôt d’émotion passé - les commentaires vont leur train : il y a un manque d’entrain et de confiance général. Entrain et confiance sont pourtant parmi les principaux facteurs dans la réussite d’une opération. En quelques instants, le moral est tombé tout à fait bas.

J’ai tiré mon Chapelet, je le récite ; mais je suis trop en fièvre, quoique je m’efforce de conserver mon calme devant mes camarades découragés et las. Je prie Marie de me protéger et, pour raffermir ma confiance en Dieu, je lis, en Saint Mathieu, le passage du sermon sur la montagne où Jésus nous enseigne la confiance par l’exemple des oiseaux et du lys des champs. Et surtout, comme me l’a dit Antoine, j’évite de songer aux difficultés de l’attaque et à bien d’autres questions irritantes. Je retrouve ainsi le calme et j’attends avec curiosité les ordres de détail pour l’attaque.

Le Lieutenant monte au P.C. pour s’informer : il est trois heures de l’après-midi. C’est le moment où le bombardement se fait plus serré ; l’ennemi bat violemment le terrain ; les obus de 105 et 150, de 210 tombent particulièrement autour de notre cagnat. Il y a cinquante mètres plus bas une tranchée placée immédiatement au-dessus d’une batterie de 120 C, en contrebas. Deux sections de la 4e Compagnie y ont trouvé place, les cagnats n’étant pas suffisantes pour recevoir tout le monde. Plusieurs obus frappent sur les bords mêmes du boyau : les pauvres gens n’ont d’autre ressource que de se coucher dans la boue de la tranchée ; deux ou trois sont même enterrés, sans autre mal. Un 210 tombe sur une des demi-sections de la troisième Section de ma Compagnie, exactement entre deux cagnats : pas de tués, heureusement… trois ou quatre poilus fortement commotionnés, qu’il faut dégager avec pelles et pioches, car ils sont ensevelis sous les matériaux. Une dizaine plus ou moins étourdis, sont dirigés sur l’infirmerie de Verdun et, heureux « veinards », dispensés ainsi de l’attaque.

Vers dix-sept heures, enfin, le Lieutenant nous donne quelques précisions : le but est de reprendre la tranchée perdue quelques jours auparavant par le 19e. L’attaque se fera au petit jour. Départ des Batteries Thiaumont à minuit, tenue sans sac, couverture et toile de tente en sautoir, les vivres de réserve dans la musette, deux cent cinquante cartouches, grenades, fils de fer, etc. Ravitaillement à vingt heures.

 

 

[1] Casemate : local, souvent partiellement enterré, d'une fortification ou d'un fort, qui est à l'épreuve des tirs ennemis

[2] Fourrier : sous-officier chargé de l'intendance

Batteries de Thiaumont (SHAT)

Batteries de Thiaumont (SHAT)

Rédigé par Frédéric B.

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