Journal du 26 février au 23 mars 1918 - Adieux à Lyon

Publié le 24 Mars 2018

 

Mardi 26 février 1918

Füllern[1]. Les Boches nous ont salués à l’entrée du village. Nous avons dû faire un crochet pour éviter au retour leurs tirs. Les éclats tombaient sur les tuiles, causant un peu de frayeur aux habitants, sans interrompre d’ailleurs leurs occupations. C’est une convention tacite entre les deux partis : on ne tire pas sur les villages…et l’on y éprouve une sécurité morale extraordinaire.

Mardi 27 février 1918

La Paix Russe est faite depuis deux jours…

Travail avec la section au P.A.[2] Algérie. Revu la maisonnette de la voie ferrée Carspach, le Dockenberg…

Jeudi 28 février 1918

Je suis au repos. Temps froid, la pluie. Il fait bon à l’abri, au lieu d’être tout le jour dehors.

La « perm » approche.

 

 
Soldats devant une cagnat, vers 1917 (ECPAD - Autochrome)

Soldats devant une cagnat, vers 1917 (ECPAD - Autochrome)

 

MARS 1918

Mercredi 6 mars 1918

Nous montons relever la 10e Compagnie au secteur de droite, Compagnie du Centre, Point d’appui Mac Donald. Ma section est à droite, appuyée à l’étang. Je retrouve la cagnat que j’occupais en janvier. Mêmes petits postes : Baccarat, Béthune et Belley[3].

Le séjour du 3e Bataillon a été assez mouvementé et l’emplacement de ma section porte les traces d’un torpillage récent sur les Petits Postes. Le Petit Poste Bordeaux, entre Béthune et Bellay, tout bouleversé est abandonné.Dans l’attente de ma permission, je ne tiens plus en place.

Samedi 9 mars 1918

Calme jusqu’ici. Cet après-midi, deux Boches sont aperçus du Petit Poste Baccarat, se dissimulant. Une patrouille, sortie de suite, ne trouve que des traces de pas. Fil de fer toutes les nuits.

Dimanche 10 mars 1918

Relève de la Compagnie par les 1re et 2e Compagnies. La 3e s’en va en réserve dans les Bois en avant de Füllern ; et moi, je pars en permission pour la huitième fois.

Vu Antoine au passage à Altenach.

Mardi 12 mars 1918

Suis arrivé hier à Lyon. Louis[4] débarque aujourd’hui.

Vendredi 22 mars 1918

Départ et… cafard.

Journée d’adieux. Pour la huitième fois, il faut repartir après une bonne permission. Avoir repris contact avec la douce vie familiale qui met un baume au souvenir douloureux des jours de combat et de souffrance, et repartir pour reprendre sa place au danger !… Louis prend le train de dix-neuf heures, moi celui de vingt-deux heures : deux séances d’adieux qui seront dures pour tous. Je cherche à soutenir le moral de maman, dont la foi et la résignation chrétiennes sont réellement admirables.

… Ensemble, Louis, maman et moi, nous sommes allés au cimetière dire un, adieu à papa… Et maman, nous rappelant ses dernières et atroces souffrances, nous disait qu’il répétait : « Oh ! combien vous serez heureux si le Bon Dieu accepte mon sacrifice ! »[5]

Il semble que le Bon Dieu nous ait préservés magnifiquement jusqu’ici : j’y vois une raison de ressaisir mon courage et d’essayer de faire mieux mon devoir.

 

 
Mobilisation de soldats en gare de Tarascon

Mobilisation de soldats en gare de Tarascon

Samedi 23 mars 1918

Dans les bois d’Hirtzbach… Je retrouve ma Compagnie au Camp d’Artois.

Hier, j’ai raccompagné Louis à la gare, puis je suis revenu souper à la maison : repas triste et trop vite fini… Vingt heures trente : c’est l’heure du départ… déjà !… Nous montons dans la chambre de maman pour faire une petite prière… Et ce sont les baisers d’adieu. Je me suis raidi pour ne pas laisser paraître trop d’émotion et je suis parti sans me retourner pour voir la maison.

J’ai fait la route avec Gaucherand jusqu’à Dijon où je l’ai quitté. A midi, j’étais à Alternach, près d’Antoine passé sergent. Nous avons dîné ensemble… Que de choses à se dire !…

Bonne route, je n’ai pas le cafard, ou plutôt je ne suis pas encore revenu de Lyon où sont restés mon esprit et mon cœur.

Ici, l’offensive allemande est le sujet des conversations : que va-t-il se passer ? Pendant mon séjour, le secteur a été calme, bien que nous ayons fait deux bombardements sur Carspach. Ce matin, à sept heures trente, brusquement, les Boches ont déclenché sur nos lignes un violent tir de mines de 75 asphyxiants, tir de courte durée. Sur le 3e Bataillon, ce furent des 105 vésicants[6] et l’on dit qu’il y a 120 évacuations, dont quelques-unes pour brûlures graves.

 

 

Soldats allemands et nuages de gaz (vers 1918)

Soldats allemands et nuages de gaz (vers 1918)

 

 


[1] Fulleren, commune du Haut-Rhin

[2] Poste avancé

[3] Noms de communes françaises dont les soldats se sont servis pour baptiser leurs postes : ils font souvent référence aux origines des bataillons qui, les premiers, ont construit/occupé ces postes.

[4] Un des frères de Frederic. B.

[5] Pour rappel : le père de Frédéric B. est mort avant le déclenchement de la Guerre.

[6] Obus contenant des charges de gaz.

Rédigé par Frédéric B.

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