Journal du 4 au 9 août 1915 - Un billet bien troussé (ou comment délirer au cœur des tranchées)

Publié le 10 Août 2015

 

Les Carnets de Guerre de Frédéric B. - Du 17 février au 20 mars 1915 (Un billet bien troussé par le Poilu Frédéric B.)

 
 

Mercredi 4 août 1915

 

Il pleut. On s’ennuie. Ce matin, nous avons fait grasse matinée jusqu’à la soupe et… après la soupe. Le calme est complet : pas un coup de fusil, ni bombe, ni obus.

 

C’est dans ces moments que les idées les plus saugrenues naissent et voici la lettre que notre cher ami Bertrand a écrite, au nom de notre groupe d’éclaireurs, au directeur du "Fantasio"1, la revue parisienne :

 

tre-mines et nouvel uniforme par le Poilu Frédéric B.)

 
Annonce de l'Oeuvre du Flirt sur le front (parue dans le Fantasio n°381)

Annonce de l'Oeuvre du Flirt sur le front (parue dans le Fantasio n°381)

 

"Du front, 4 août 1915

 

Monsieur le Directeur,

 

 

N’ayant pas lu "Fantasio" depuis quelques temps nous ignorons si l’œuvre du Flirt sur le front2 existe encore. En raison de son utilité manifeste, il est probable qu’elle persiste toujours et que l’administration s’est décidée à la subventionner.

 

Donc, les éclaireurs de la troisième Compagnie du 99e d’infanterie (secteur 115) désirent une marraine3, une marraine collective, une seule marraine pour tout le groupe (douze poilus). Car une marraine pour chaque éclaireur cela ferait douze marraines, beaucoup trop de marraines.

 

Les éclaireurs étant en majorité des jeunes gens de la classe 144, il serait préférable de leur choisir une marraine jeune de caractère, gaie, jolie peut-être (rapport à la photographie qu’on pourrait pendre dans sa cagnat) et assez aimable pour répondre au désir suivant : l’envoi d’un jeu de l’Oie.

 

Il pleut, en effet, depuis un mois ; on s’ennuie ferme. La tranchée est sale au possible ; elle fond comme un bâton de chocolat Meunier dans l’eau chaude. On est fatigué de ciseler des bagues en aluminium et l’on a envie de jouer à des jeux anodins : pas de Dames, jeu trop stratégique, ni de billard, jeu trop encombrant. Alors, on désire un jeu de l’Oie avec les deux dés, tout simplement.

 

En échange, nous comblerons notre jolie et gentille marraine d’une infinité de remerciements et de bénédictions, de débris d’obus, de chargeurs boches, de bagues en aluminium et de fusées de 77, 92, 105, 150 et 210.

 

Veuillez agréer, …

 

Pour le groupe des éclaireurs de la troisième Compagnie du 99e

 

JF Bertrand."

 

Jeu de l'oie - Carte postale du début du XXème siècle

Jeu de l'oie - Carte postale du début du XXème siècle

 

Voilà un billet bien troussé.

 

J’ai lu, hier, une lettre intéressante que Bertrand a reçu de son père, médecin à Roanne : nous allons être relevés, écrit-il à son fils, par les Anglais et envoyés en deuxième ligne, probablement dans l’est (Vosges ou Alsace) où s’exécute actuellement une grande concentration de troupes françaises descendues du nord à la suite de l’arrivée des Anglais. Une grande offensive française serait déclenchée sur la vallée du Rhin tandis que les Allemands sont violemment aux prises en Pologne.

 

Ces renseignements venant de l’arrière, de Nancy exactement, sont assez curieux par leur précision et, en tout cas, sont fort intéressant au moment de changer de secteur.

 

Au fond, aller dans l’est apporterait un peu plus de variété, peut-être bien aussi un surcroît de dangers. Voilà neuf mois que nous croupissons dans la Somme !


 


 

Lundi 9 août 1915

 

Nous sommes enfin relevés cette nuit par les Anglais. Les 2e et 3 Bataillons l’ont été hier. Depuis plusieurs jours, des officiers anglais visitent notre secteur. Peu à peu, la relève s’est faite ; le génie, les bombardiers sont partis. Ceux-ci, même, pour leur adieu, ont offert une sérénade5 à nos voisins : dix-huit torpilles, en deux passes, d’où bombardement de représailles.

 

Je viens de faire une tournée dans la tranchée qu’occupent les camarades anglais à l’emplacement de la Compagnie de droite du 24e Territorial, à la gauche de la 4e Compagnie du 99e, celle-ci ayant relevé la nuit passée la 5e Compagnie qui suivait son Bataillon.

 

Il y avait foule autour d’eux ; beaucoup de gaieté dans les rapports, réduits d’ailleurs à des gestes, bien peu d’Anglais parlant notre langue.

 

Ceux qui sont là, comme ceux qui prendront notre place demain, viennent directement d’Ypres6. Ce sont eux qui, les premiers, ont reçu les gaz asphyxiants : au cours de cette attaque à laquelle ils n’étaient pas préparés, tout un de leurs bataillons fut anéanti. Leur haine pour les Allemands est féroce ; d’ailleurs, sortant d’un secteur fort agité, où les tranchées sont très rapprochées (douze à vingt mètres) et permettent ainsi la lutte à coup de grenades et les surprises, ils se méfient ; toutes les sentinelles ont la baïonnette au canon ; nous sommes tout déséquipés alors qu’eux ont sur le dos tout le "barda".

 

Leur uniforme est surtout pratique. Pour ce qui est de la propreté, les fantassins que j’ai vus portent pour la plupart les traces de plusieurs mois de campagne et ne sont guère plus avenant que nous. Presque tous sont rasés, beaucoup sont blonds ; en général, ce sont de très beaux gars ; certains ont même la figure fort régulière et jolie.

 

 

Uniforme anglais de la Première Guerre mondiale

Uniforme anglais de la Première Guerre mondiale

 

Sur la patte d’épaule, ils portent le nom de la ville ou du Comté qui a formé le Régiment ; sur la casquette, un écusson agrafé. Leurs galons sont de laine kaki fort peu visible ; l’équipement est en toile ; l’outil se loge dans un étui et son manche se porte collé au fourreau de la baïonnette. Celle-ci est courte et plate. Le fusil, assez massif, est, je crois, très bon ; il s’approvisionne à l’aide de chargeurs à cinq cartouches.

 

A mon arrivée dans la tranchée, je tombe en plein marché : "Sôvenir ! Sôvenir !" Les nôtres donnent bagues, couteaux, médailles, voire cure-dents et lacets ! Je vois des échanges extraordinaires qui attestent combien les Anglais se plaisent en la possession de ces petits bibelots souvenirs. Pour deux bagues à peine dégrossies, un couteau armée suisse usagé et quelques autres bricoles, un camarade reçoit en échange : un magnifique couteau poinçon de l’armée anglaise, arme terrible, trois autres couteaux, une jugulaire de képi, etc.

 

 

Bague "souvenir des tranchées"

Bague "souvenir des tranchées"

 

Devant nos belles tranchées si régulières, finies dans les moindres détails, nos alliés s’extasient, eux qui, à Ypres, n’avaient que de pauvres fossés peu profond et sans abris. Ils sont à la joie de s’établir ici. Nos cagnats leur semblent de véritables palais.

 

J’ai pris quelques photos, mais le temps ne s’y prêtait pas : des nuages, atmosphère de plomb.


 


 

1 Revue satirique française illustrée du début du XXe siècle.

2 En mai 1915, le journal Fantasio lance une opération appelée le flirt sur le front. Elle propose de servir d’intermédiaire entre les jeunes hommes de l’avant et les jeunes femmes de l’arrière, des Marraines de guerre.

3 Désigne les femmes ou les jeunes filles qui entretiennent des correspondances avec des soldats au front durant la Première Guerre mondiale afin de les soutenir moralement, psychologiquement voire affectivement.

4 Soldat sortis de conscription en 1914.

5 Musique interprétée en l'honneur de quelqu'un, généralement dans le cadre d'une relation amoureuse.

 

6 Ville du nord de la France   

Rédigé par Frédéric B.

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