Journal du 17 février au 20 mars 1915 - Contre-mines et nouvel uniforme
Publié le 20 Mars 2015
Les Carnets de Guerre de Frédéric B. - Du 17 février au 20 mars 1915 (COntre-mines et nouvel uniforme par le Poilu Frédéric B.)
Mercredi 17 février 1915
Sous une pluie battante, ce matin, nous avons quitté Méricourt pour aller à l’arrière, à Guillaucourt[1], pour un long repos. Depuis trois mois, je n’avais pas vu de chemin de fer ; la sucrerie de Guillaucourt est en pleine activité ! Ici, peu de maisons dévastées ; je n’en ai vu qu’une seule, vers la gare, qui fut incendiée et pillée. Le village est assez grand, étendu surtout ; les rues sont bordées de petites bicoques en torchis, ordinairement sans étage.
r 1915 (Sous les Bombardements par le Poilu Frédéric B.)
Un affligeant spectacle, c’est la vue des émigrés qui abandonnent les villages environnants bombardés par l’ennemi. Leur mobilier entassé sur une voiture, ils s’en vont, pèlerins d’infortune, vers Amiens. La guerre enfante les tristesses !
Nous cantonnons dans une grande ferme où la paille abonde. Avec les poilus de la 2e et Leroux, nous faisons popote[2] dans une maison en face où, chaque soir, nous revivrons quelques heures d’intimité.
Jeudi 18 février 1915
Hier soir, au cantonnement, séance comique : la Compagnie possède une vingtaine d’excellents chanteurs, voire même des acrobates qui nous ont fait passer deux heures bien agréables.
Ici, nous jouissons de la tranquillité : plus de balles qui sifflent ni d’obus. C’est la vie de cantonnement[3] avec son cortège de revues et d’exercices !
Samedi 20 février 1915
Hier, au rapport, on nous a donné tout un programme de marches d’entraînement et d’exercices. Ce matin nous avons commencé par une marche de douze kilomètres, sans sac.
Onze heures : nous venons de manger la soupe… l’ordre arrive de boucler les sacs et de remonter aux tranchées. Départ à deux heures. Nous marchons jusqu’à onze heures du soir dans les terres labourées et les boyaux… Ereinté, vanné… Par bonheur, notre section a la chance d’être en deuxième ligne.
Dimanche 21 au lundi 22 février 1915
De petit poste[4] au Ravin de Fay.
Les balles pleuvent fouettant la terre, les créneaux volent en éclats. Mais l’ennemi, rapproché à quarante mètres ne nous lance que deux bombes à tige, sans blesser personne. En vérité, nous n’avons pas le sentiment de la sécurité !… On entend miner sous terre et nous passons la nuit de lundi à mardi à tendre l’oreille aux coups de pioche du génie allemand[5].
Pour comble, l’ennemi ne tire que très peu la nuit sur le poste, ce qui ajoute à l’angoisse de la situation. Il fait froid ; entre les heures de garde, l’on se blottit l’un contre l’autre dans les abris où l’on grelotte.
A partir de minuit, les coups de pioche se font plus rare, plus faible, pour cesser au matin. Notre génie travaille avec activité à préparer des contre-mines[6], mais, nous ne doutons pas que d’un moment à l’autre nous sauterons.
Schéma tiré d'un manuel militaire édité en 14-18 et illustrant le travail de sape (mine) et contre-sape (contre-mines)
Mardi 23 février 1915
Quel soupir de soulagement nous avons poussé lorsque, relevés, nous avons passé en deuxième ligne, derrière le boqueteau !
Dix-sept heures : un bombardement violent du petit poste commence : un quart d’heure, pendant lequel pleuvent bombes petites et grosses, obus de 77 et de 105. Soudain, un violent tremblement de terre, au milieu d’une rafale de 77,… puis le silence.
Pendant ce temps, nous étions blottis dans les cagnats ; moi-même, je priais le Bon Dieu de me protéger. Leroux n’était pas là : j’étais inquiet. L’alarme étant donnée, chacun tenait son fusil prêt.
En dépit du bombardement le petit poste avait été évacué en temps opportun ; nous n’avons ni tués, ni blessés. Mais quels entonnoirs ! Quelle puissance ont ces torpilles[7] allemandes ! L’une d’elles a creusé une excavation de deux mètres de profondeur et de six mètres de diamètre.
Leroux n’a pas été touché, bien que renversé par le souffle d’une bombe. Je l’ai vu revenir avec joie.
Mercredi 24 février 1915
Tranquillité relative aux tranchées arrière. Jeudi, nous descendrons au repos.
Vendredi 26 février 1915
Hier, nous sommes allés à l’arrière, aménager d’anciennes tranchées. L’ennemi nous a vus et a tiré quelques 77. Plus de peur que de mal.
Vendredi 26 février au jeudi 4 mars 1915
Repos complet à l’arrière. Popote à midi et le soir. Nous avons touché la nouvelle tenue gris bleu[8]. Adieu le vieux et glorieux pantalon rouge et la capote foncée.
Tenue dite du "pantalon rouge" usitée en 1914 et tenue "bleu-gris" plus discrète généralisée en 1915 dans l'armée française
Vendredi 5 mars 1915
Montée aux tranchées. De petit poste devant la sucrerie de Dompierre. Tranquillité relative. L’ennemi tiraille peu. Quelques obus sur la sucrerie.
Lundi 8 mars 1915
Relève. Repos à Méricourt[9].
Lundi 15 mars 1915
Retour aux tranchées, secteur Filippi[10]… Ma section est de réserve aux Carrières. A noter l’appréhension que l’on a de revoir les tranchées après un long repos.
J’ai passé sept jours agréables à Méricourt : exercices et travaux. Je prenais mes repas avec Antoine. Lorsque je l’ai quitté hier, j’étais triste, tandis qu’il essayait de me remonter [le moral]. Mon Dieu, protégez-nous ! Rendez-nous à maman !
Mardi 16 mars 1915
Petit poste… point de bombes le matin. Comme hier d’ailleurs, l’ennemi envoie des rafales d’obus sur Fontaine et le Château.
Dans l’après-midi, il bombarde le petit poste avec du 105 et des crapouillauds. Deux obus tombent près de la cagnat de mon escouade. J’étais à l’abri près de Leroux. Rafale d’obus sur le Bois Touffu.
Nuit pénible, sans sommeil. Quelques bombes, dont une qui tombe dans le boyau, à côté de Combet et de Perrou, sans leur faire de mal.
Cafard[11] atroce ces deux jours.
Mercredi 17 mars 1915
Section en arrière. Besoin de repos physique et moral.
Vendredi 19 mars 1915
Section dans la carrière. Temps froid. Cette journée me rappelle de tristes souvenirs ; il y a deux ans, papa était parmi nous, il nous a laissés pour aller vers le Bon Dieu ; de la haut, il nous voit et nous protège tous. Quand donc reverrai-je la maison, le cadre où il a passé vingt années de sa vie, la partageant sans réserve entre sa famille et ses clients.
Samedi 20 mars 1915
Descente au repos à Chuignes. Messe pour papa. Le soir, travail aux tranchées.
Quelques obus sur le village.
[1] Guillaucourt est une commune française, située dans le département de la Somme, en région Picardie
[2] Cuisine, en argot
[3] Établissement temporaire de troupes dans un lieu habité ; lieu où cantonne une troupe.
[4] Poste avancé devant la première ligne de tranchée dont la fonction est de surveiller l’adversaire et de prévenir ses attaques surprises. Parfois, le petit poste est une position bien aménagée et reliée à la tranchée par un boyau. Mais d’autres fois, c’est un simple trou d’obus isolé et aménagé sommairement. Dans tous les cas, les soldats n’appréciaient guère les séjours qu’ils faisaient dans ces lieux isolés et particulièrement exposés.
[5] Pour prendre la tranchée adverse, on ne se contente plus des classiques offensives en 1915. Les sections de « génie » des deux camps cherchent à miner les boyaux d’en face en les faisant exploser, après avoir creusé une longue galerie souterraine permettant d’acheminer des explosifs sous l’ennemi.
[6] Les sections de « génie » des deux camps s’affairent aussi à localiser les galeries ennemies, et à les faire s’effondrer par l’envoie de « contre-mines ».
[7] Obus
[8] A la fin de l’hiver 1915, les tenues voyantes des poilus adoptées par les soldats français depuis le milieu du XIXème siècle (veste bleue, pantalon rouge) sont remplacées par un uniforme plus discret, se confondant avec le ciel, de couleur gris-bleu.
[9] Méricourt est une commune française située dans le département du Pas-de-Calais en région Nord-Pas-de-Calais.
[10] Au nord-est de Fay. Un secteur qui était encore aux mains des Allemands fin 1914.
[11] Terme d’argot désignant une déprime, de la mélancolie.